Commençons par le pitch. Capstone, qui est une société libanaise d’investissement spécialisée dans l’immobilier qui se veut de luxe, présidée par Ziad Maalouf, a confié à Bernard Khoury, un architecte libanais spécialisé
dans l’architecture contemporaine qui se croit de bon goût, la concrétisation
de leur quatrième projet immobilier dans
la capitale libanaise : « Mar Mikhaël Village » (MMV). Créer
un "village" par une société d’investissement, mieux vaut en rire. Et puisque
vous souriez, profitez-en encore, le dernier projet de Capstone s’intitulait « L’Elite de Sursock ». Tout devait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes sauf que MMV pose quelques problèmes.
La « Grande Brasserie du Levant » à Beyrouth (années 1930) Photo du blog « Chroniques beyrouthines » |
Le premier os est qu’il doit être réalisé sur une
parcelle de 3 000 m² sur laquelle s’élève déjà un bâtiment spécial : la
« Grande Brasserie du Levant »
fondée par Georges et Emile Gellad au début des années 1930. C’est là où est
née Laziza, une des deux bières « Made in Lebanon », avec
Almaza, qui ont fait la fierté du Liban pendant longtemps. Dans un numéro
de la revue « La Correspondance d’Orient
» de 1938, qui revient sur les 15 premières années du mandat français, on
apprend que la « Grande Brasserie du
Levant et la Brasserie-malterie franco-libanaise à Beyrouth, ont produit au
total 21.000 hectolitres de bières en
1934 », soit 2 100 000 litres
pour une population libanaise de près de 785 000 personnes d’après le
recensement de 1932. C’est énorme pour l’époque et pour un petit pays comme le
Liban.
Illustration du site de Bernard Khoury |
Pour la promotion de MMV dans Le Commerce du Levant au mois d’avril, le PDG de Capstone s'est montré loquace et
précis. « Nous allons restructurer le bâtiment actuel sur lequel nous allons
ajouter six étages. Au total, Mar Mikhaël Village compte environ 12 000 m2
de surfaces résidentielles et 1 000 m2 de surfaces commerciales. Cela
représente une valeur marchande de 60
millions de dollars. » Tout
seul il se pose la question « Pourquoi avoir préservé l’ancienne structure de l’usine Laziza ? », à
laquelle il répond lui-même, « Nous
aurions très bien pu détruire la structure existante, mais ce n’est pas notre
stratégie. Ce site a une histoire. Mar Mikhaël Village veut préserver
“l’esprit” de cette ancienne brasserie qui date de 1931. De plus, en
réhabilitant cette usine, nous allons proposer les premiers véritables lofts à
Beyrouth. » Comme c'est magnifique !
Et voilà, nous sommes partis sereins jouer
à Robinson Crusoé dans des contrées lointaines, pour revenir six mois plus tard
dans le monde civilisé et apprendre que le 21
septembre, la société d’investissement Capstone, de Ziad Maalouf, ainsi que
la société-propriétaire des lieux, Mar Mikhaël Village Sal, de Joseph Khawam,
ont organisé un dîner de promotion dans le
restaurant de l’ancienne gare de Beyrouth à Mar Mikhaël, TrainStation, où furent conviées 500 personnes du gotha
libanais, incluant des personnalités du monde politique et médiatique, comme par
hasard ! Dans cette soirée, il était encore question d’héritage, de
préservation et de transformation, comme l’a rapporté une convive-journaliste
très enthousiaste d’Enti Zeina. Après cela, nous nous
sommes couchés tard mais rassurés, pour nous réveiller avec la gueule de bois en lisant L’Orient-Le Jour du 1er octobre et découvrir que les engagements du printemps ont fondu comme neige
au soleil, que les infos du site internet de Capstone sont périmées et que la
soirée de TrainStation n’était qu’un dîner mondain.
Illustration du site de Bernard Khoury |
Pas de bol pour l’un et l’autre, la mémoire d’internet est pire que celle de
l’eau. Tout laisse des traces sur le web. Sur le site de Bernard Khoury, dans la partie consacrée au projet, happée par le géant Google le 2 avril 2016,
on apprend que « le projet (MMV)
vise à transformer (...) "La Grande
Brasserie du Levant", dans
un développement à usage mixte qui rend hommage à l'héritage de son précédent
locataire historique ». Superbe baratin d’avant-propos. S’ensuit une énumération de contraintes
techniques pour impressionner la galerie. Les hauteurs sous plafond sont insuffisantes,
les dalles sont trop profondes, les volumes sont mal ventilés, l’absence
d’ouvertures, etc. Nous sommes accablés. En fait, tous ces détails sont aussi censés conditionner les lecteurs, « le projet pourrait ne pas être
exécuté comme il était initialement prévu, mais son essence ne serait pas
rejetée », et mieux l’amener à accepter
le verdict : « un choix a été
fait de démolir le bâtiment existant, en le remplaçant par la
mémoire de sa coque » et au diable le conditionnel. Alors, vous
comprenez mieux maintenant, on ne
pouvait pas commencer par cela, au risque de mobiliser une foule de
protestataires. Et comme le meilleur est toujours pour la fin, Bernard Khoury pense que « la relation du projet avec la mémoire
de son prédécesseur ne se trouve plus dans la momification de l'édifice qui devait
être récupéré, mais repose sur la reconnaissance de sa malheureuse démolition,
le traçage de sa morphologie maintenant absente et la poésie de sa disparition
vitale ». Un mélange de
charabia haut de gamme et de larmes de crocodile.
Laziza, la bière de la « Grande
Brasserie du Levant »
Photo du blog « Chroniques
beyrouthines »
|
Comment s’étonner que tout foute le camp dans notre Liban, quand un bâtiment qui a vu naitre Laziza (un des mots arabes les plus chargés de sens, qui signifie tout à la fois : exquise, délicieuse, appétissante, douce, savoureuse, suave, succulente, agréable, mignonne, adorable et j’en passe et des meilleurs), une des premières bières du Moyen-Orient, qui a une architecture originale et qui a donné du plaisir à plusieurs générations libanaises, soit livré à des investisseurs et des promoteurs, plus préoccupés par les gains et les profits, que par la préservation du patrimoine, dans l’indifférence général des pouvoirs publics et de la municipalité de Beyrouth en particulier ?
C'est d'autant plus consternant que le bâtiment n’est pas délabré. En tout cas,
il ne tombe pas en ruine. La preuve, investisseurs, promoteurs et architectes
ont prétendu avoir envisagé un temps de le conserver. Ce qui prouve qu’on peut
le restaurer, c’est l’essentiel et c’est ce qu’il faut retenir. Qu’est-ce qui
fait sa beauté ? L’ancienneté, le cachet des années 1930, l’harmonie
architecturale, l’originalité de la structure, le mariage entre les parties symétriques
et les parties asymétriques, les grandes baies de la façade, les grands volumes
qu’il peut offrir, la chaleur des matériaux et leurs couleurs et son énorme potentiel, mais aussi, son
intégration avec l’environnement, sa taille humaine, et surtout, son âme, càd
son histoire. Il faut l’imaginer restaurer, comme un bouillon de
culture du divertissement et de la création artistique, il sera magnifique.
Et comme si on n’avait pas assez de problèmes comme ça, juste avant d’entrer dans leur longue hibernation politique, les députés libanais ont procédé le 1er avril 2014, à la libéralisation des loyers anciens au Liban via une loi bâclée, dont trois articles ont été invalidés par le Conseil constitutionnel. Du coup, les parlementaires ont renvoyé les locataires et les propriétaires dos à dos, et le problème tout entier, aux calendes grecques.
Et comme si on n’avait pas assez de problèmes comme ça, juste avant d’entrer dans leur longue hibernation politique, les députés libanais ont procédé le 1er avril 2014, à la libéralisation des loyers anciens au Liban via une loi bâclée, dont trois articles ont été invalidés par le Conseil constitutionnel. Du coup, les parlementaires ont renvoyé les locataires et les propriétaires dos à dos, et le problème tout entier, aux calendes grecques.
Depuis la fin de la guerre, la capitale libanaise est livrée aux promoteurs. En suivant la logique de ces derniers, aucun immeuble à Beyrouth ne mériterait d’être restauré. C'est ainsi que des bâtiments anciens ordinaires et de tailles humaines, de 2 à 5 étages, sont démolis régulièrement, pour laisser la place à des tours de 10, 20 ou 50 étages parfois, comme Sama Beirut. On ramène de plus en plus de monde dans la ville, alors que les infrastructures ne le permettent pas. Rien ne semble ralentir le phénomène ou inverser la tendance. Ni la crise politique, ni la crise des déchets, ni la baisse du pouvoir d’achat des Libanais, ni les appartements invendus et inoccupés. Beyrouth n’est plus aujourd’hui qu’un chantier perpétuel à ciel ouvert avec tout ce que cela implique : vacarme, stress, poussière, embouteillage et surtout, perte de la qualité de vie pour ses résidents. Toutes les études internationales du genre le montrent, la capitale libanaise est dans la pire catégorie qui soit : coût de la vie élevé et qualité de vie basse.
Photos du site de Bernard Khoury |
La « Grande Brasserie du Levant » n’a absolument pas vocation à être démolie, encore moins à constituer la trame pour créer des appartements snobs, sous l’appellation bobo de « Mar Mikhaël Village », totalement inaccessibles à la majorité de la population libanaise vivant au Liban. Elle peut être aménagée pour abriter des salles de cinéma, une bibliothèque et une médiathèque, des ateliers d'artistes, des espaces dédiés aux expositions d’œuvres d’art, des studios de tournage et de musique, un théâtre, un opéra, un musée, une salle de concert, un festival international, et j’en passe et des meilleurs. En somme, elle a vocation à devenir un lieu où tous les Libanais peuvent passer un dimanche agréable ou s'adonner à la création artistique. C’est ça qui caractérise un village ! Et c'est précisément ce genre d'aménagement, d'un lieu au caractère prononcé, qui peut faire de Beyrouth une attraction pour le monde, pas un énième immeuble de standing, sans le moindre intérêt touristique. Mais pour cela, il faut que le gouvernement libanais et la municipalité de Beyrouth en soient conscients. Espérons que ça sera le cas quand les poules auront des dents.
En attendant, si un permis de construire a été délivré,
il devrait être retiré sur le champ puisqu’il y a défiguration des lieux, modification
radicale du projet et destruction d’un élément faisant partie du patrimoine
collectif libanais. Et avant que je n’oublie, les « lofts » désignent des logements aux volumes
ouverts, aménagés dans d’anciens locaux
artisanaux (un atelier) ou industriels (un entrepôt ou une usine), où tous les
éléments qui en font les caractéristiques architecturaux sont conservés et bien
mis en valeur (façade, baies, arcades, poutres, etc.). Et puisqu’on y est,
quand on a la prétention de faire des lofts, on ne noie pas les locaux anciens
dans une masse colossale de constructions contemporaines. Mais voyons, c’est élémentaire
mon cher Bernard ! A partir du
moment où les bâtiments seront démolis ou surélevés, il est abusif d’en parler.
Ça serait même de la publicité mensongère d’y faire référence, et surtout, de
se targuer d’être les pionniers de ce genre d’aménagement au Liban et dans le
monde arabe. Allez, au boulot les gars, je crois qu’il va falloir revoir vos
brochures et vos plans. Vous n’avez
aucun droit moral de toucher à une enseigne mythique comme la « Grande
Brasserie du Levant » et de détruire un édifice aussi noble que celui qui
la porte, encore moins de défigurer le site en y ajoutant six étages massifs tarabiscotés
et d’une laideur indescriptible.