Monsieur
le Président,
Général
Michel Aoun,
Gouverner
c’est prévoir, et pourtant, cette sagesse politique ne semble pas
tourmenter les parlementaires libanais qui ont décidé de
libéraliser les loyers anciens en dépit de différentes mises en
garde. Vous êtes aujourd'hui amené à vous prononcer sur la
question et à prendre une décision importante : signer le
texte voté ou le retourner au Parlement. La situation est si
inquiétante qu’il est de mon devoir en tant qu’écrivain
engagé, de vous alerter sur l’ampleur des conséquences de cette
loi, dont les dispositions enfreignent la Constitution libanaise dont
vous êtes le garant.
Un magnifique patrimoine de Beyrouth désossé et détruit par les rapaces de l'immobilier |
Impossible
de se promener au Liban, sans s'en apercevoir. Le lobby immobilier
qui sévit à Beyrouth veut s'accaparer la ville, en expulsant les
classes moyennes et les natifs de la capitale des logements anciens,
pour construire aux emplacements évacués des tours réservées à
une classe aisée. De Beyrouth à Qornet el-Sawda, en passant par
la plage de Ramlet el-Baïda, c'est le même constat. On ne
recule devant rien pour multiplier les gains. On transforme ce beau
pays où coulaient jadis au temps biblique le lait et le miel, en un
interminable chantier qui pourrit la vie quotidienne de l'ensemble
des Libanais.
Dans
tous les pays normaux, les représentants de la nation tentent de
chercher le bien commun, de résister aux lobbys et de protéger les
plus vulnérables. Pas au Liban. Le 19 janvier 2017, les députés
libanais n'ont pas eu la décence de revenir sur leur erreur, le vote
de la loi de libéralisation des locations anciennes le 1er Avril
2014. Bien au contraire, ils ont procédé à un rafistolage des
trois articles invalidés par le Conseil constitutionnel et remis la
loi en circulation. En pratique, cela ne change rien à
la donne : le loyer de centaines de milliers de Libanais va
augmenter de 10 000 $ à 20 000 $ par an, pour un 100 m2 ou un 200 m2
à Beyrouth, sachant que le salaire minimum libanais n'est que de 5
400 $ par an, avec expulsion assurée à la fin du nouveau bail,
dans 9 à 12 ans.
Quand
on se penche sur le problème des locations anciennes, on ne peut
s'empêcher de faire le rapprochement avec ce qui s'est passé dans
les années 1990. Force est de constater qu'à Beyrouth, nous
assistons bel et bien à une opération qui n'ose pas dire son nom,
« Solidere 2 », une sorte d'adaptation libre du « film
Solidere ». Certes, la loi actuelle n'a absolument rien à voir avec
la société immobilière. Et pourtant, dans les faits, la
libéralisation des loyers mise en place récemment aura les mêmes
conséquences : l'expulsion d'une frange de Libanais, ni riches
ni pauvres, de Beyrouth, au profit d'une classe exclusivement
aisée. Le cercle des expulsions, cantonné au centre-ville dans le
projet Solidere de 1994, sera élargi de nos jours aux
arrondissements en périphérie du downtown de Beyrouth, incluant
entre autres : Gemmayzeh, Mar Mikhael, Basta, Minet el-Hosn,
Ras-Beyrouth, Msaïtbeh, Mazraa, Achrafieh, etc.
Monsieur
le Président,
La
loi de libéralisation des loyers constitue une grande menace pour
l'avenir des Libanais
D'une
part, parce qu'il s'agit d'une violation grave de trois droits
séculaires de centaines de milliers de locataires libanais anciens
: le maintien dans les lieux, l’achat de leurs appartements avec
une décote et l’indemnisation en cas d’expulsion. C'était le
cas au Liban, depuis la nuit des temps.
D'autre
part, parce que la libéralisation des locations anciennes aura de
lourdes conséquences, comme ce fut le cas du projet Solidere dans
les années 1990 : la gentrification de la capitale par l'exode
des classes moyennes ainsi que des natifs de Beyrouth (et leur
remplacement par des classes aisées, du fait de l'augmentation
astronomique des loyers), la hausse du prix de l'immobilier
(amplifiée par l'installation de plus de 1,5 million de
ressortissants syriens au Liban) et la destruction du parc
immobilier ancien (ainsi que des immeubles à taille humaine et
de tout ce qui fait le charme de Beyrouth, l'architecture à trois
arcades, les immeubles des années 1950-1960 et les merveilleuses
persiennes !). Si la législation votée ne concerne pour l'instant
que les habitations, il est évident qu'elle s'étendra prochainement
à la libéralisation des loyers anciens des commerces. A terme,
c'est toute la vie sociale dans notre capitale qui sera bouleversée.
Sans classes moyennes à Beyrouth, nous assisterons à une
déshumanisation progressive et certaine de la ville.
La
machine est en marche. Si rien ne la stoppe, d'ici 2029, le
Petit-Beyrouth, les régions autour du centre-ville, sera
pratiquement vidée des Libanais des classes moyennes, résidentes
et commerçantes, de toutes les confessions et plus
particulièrement chrétiennes et sunnites, les principales
communautés qui seront frappées de plein fouet par la
libéralisation sauvage des loyers décidée par leurs défaillants
représentants.
Pire
encore, les nouvelles tours qui poussent comme des champignons
à Beyrouth, là où logeaient des locataires anciens, demeurent
inaccessibles à la majorité de la population libanaise. Ceci
s'explique par le fait que le marché de l'immobilier au Liban n'est
pas un marché normal qui peut s'autoréguler et atteindre un
équilibre raisonnable, à cause de plusieurs facteurs :
l'implication des expatriés (aux revenus élevés), l'ouverture à
la clientèle arabe (au grand pouvoir d'achat), l'inégalité sociale
importante (à cause de l'existence de classes très aisées et de la
facilité d'enrichissement personnel dues à l'absence d'imposition
sérieuse) et le blanchiment d'argent.
Le
Premier ministre, Saad Hariri, s'est engagé à créer un « compte »
dans les quatre mois (et non d'une caisse, comme c'était le cas
dans la 1re version de la loi !) pour venir en aide à ceux qui ne
peuvent pas assurer l'augmentation de loyer. Comment financer ce
compte, comment assurer sa pérennité, comment feront ceux qui ne
bénéficieront pas des aides et doivent supporter 1 000 $/mois
d'augmentation de loyer et que deviendront tous les locataires
anciens dans 9 ans, tant de questions qui ne semblent pas
empêcher les députés de dormir sur leurs deux oreilles.
Aux
abonnés absents sur un dossier aussi important, on retrouve la
nouvelle municipalité de Beyrouth, qui disposerait de 1,5 à 3,4
milliards de dollars d'argent public à dépenser entre 2016 et 2022.
Elle n'a jamais jugé utile de parler de logement, même durant la
campagne électorale en mai 2016 où elle a eu le culot de se
présenter devant les électeurs sous le titre « Lei7it el-Biyerté
». Il faut dire qu'à sa tête se trouve Jamal Itani, l'ex-président
du Conseil du Développement et de la Reconstruction (2002-2004), grand entrepreneur qui a
travaillé en Arabie saoudite et en Jordanie, nommé en 2014 par la
société Solidere, en toute discrétion, « Directeur général des
opérations ».
"Excellence, nous vous demandons de retourner la loi des loyers au Parlement... une loi noire qui conduira à notre exode." Place Sassine, samedi 25 février 2017 |
Monsieur
le Président,
La
loi de libéralisation des loyers actuelle ne peut pas constituer une
solution viable au casse-tête des locations anciennes. Ce n'est pas
de la sorte qu'on résolve ce genre de problèmes sociaux complexes
dans un pays développé. Les solutions justes et durables
existent. J'en vois au moins trois.
.
La première se trouve dans la loi française de 1948, qui cadre
les locations anciennes en France, toujours en vigueur 69 ans
après son vote et qui concerne encore 200 000 foyers essentiellement
à Paris. La loi de 1948 a permis aux locataires anciens en France,
d'acheter les appartements qu'ils louaient au prix du marché avec
une décote allant jusqu'à 50%. Il peut en être ainsi au Liban
avec les grands propriétaires de logements anciens.
.
La seconde réside dans une obligation que les pouvoirs publics au
Liban imposent aux promoteurs qui détruisent les immeubles anciens
(1-6 étages), pour y construire des tours (10-50 étages),
de revendre des appartements neufs aux locataires anciens qui y
logeaient auparavant, au prix de revient. Dans ce cadre, on peut
même imaginer une autre obligation inspirée par la loi française
relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbains (dite loi
SRU, votée en 2000). Pour favoriser la mixité sociale et lutter
contre la constitution de ghettos par classe sociale, l'Etat français
impose aux communes de disposer de 25% de logements sociaux. Ainsi,
l'Etat libanais peut imposer à tous les promoteurs de logements
neufs dans Beyrouth et ailleurs, de réserver 25% des surfaces de
vente à des locataires anciens du même quartier ou des
locataires nouveaux inscrits sur un registre officiel de
bénéficiaires à faibles revenus qui souhaitent accéder à la
propriété. Dans les deux cas, il reviendra à l'Etat libanais de se
porter garant et d'accorder des prêts à taux zéro aux personnes
concernées.
.
La troisième est celle où l'Etat libanais prend en charge
lui-même, directement, la construction et la mise en vente de
logements au prix de revient dans tous les quartiers du
Petit-Beyrouth et non d'envoyer les indésirables locataires
anciens en dehors de la capitale, comme le souhaitent quelques
humanistes de la dernière pluie.
Ces
solutions combinées présentent l'avantage d'être équilibrées,
permettant à la fois aux propriétaires de trouver leur compte et
aux locataires d'accéder à la propriété, à un prix raisonnable,
et à l'Etat d'assumer ses responsabilités à un coût maîtrisé,
dans un pays fortement endetté et de plus en plus cher. Elles
permettront non seulement le maintien des locataires dans les
logements qu'ils louent depuis des décennies ou au moins dans les
quartiers où ils résident depuis des lustres, mais aussi à une
majorité de la population libanaise d'avoir la capacité de résider
à Beyrouth si elle le désire.
On
dénombre 147 logements sociaux pour 1 000 habitants aux Pays-Bas,
102 au Danemark et en Autriche, 95 en Suède, 85 au Royaume-Uni et 69
en France. On en a zéro au Liban ! Ainsi, le gouvernement, le
Parlement et la municipalité de Beyrouth, sont appelés à assumer
leurs responsabilités, à élaborer et à mettre en oeuvre une
véritable politique du logement basée sur les solutions proposées
précédemment, et sur tant d'autres, afin que tous les Libanais
aux revenus modérés puissent disposer de logements sociaux à
acheter, et non à louer. Une telle politique du logement digne
de ce nom devra préserver l'humanisation, le charme et la qualité
de vie à Beyrouth, aujourd'hui menacés par une urbanisation sauvage
sans schéma directeur.
Vous
représentez aujourd’hui, Monsieur le Président, non seulement
l’espoir pour des centaines de milliers de nos compatriotes, mais
aussi la seule autorité qui a le pouvoir d’empêcher la
catastrophe sociale et urbaine en perspective. Par la présente,
je vous conjure mon Général, de ne pas associer votre nom à la
nouvelle législation, de rejeter la libéralisation des loyers au
Liban telle qu'elle a été décidée et d'exiger des différents
acteurs, des solutions qui assurent la « justice sociale »,
dans l'intérêt des propriétaires et des locataires. Ça sera une
première dans l’histoire de la République libanaise. Elle sera
tout à votre honneur et en conformité avec votre nouveau surnom,
le « père de tous », le père de la nation.
Dans
l’espoir que cet appel solennel trouvera un écho favorable, je
vous prie d'agréer, Monsieur le Président, Général Michel Aoun,
l'expression de ma très haute considération.
Bakhos
Baalbaki
Ecrivain
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