samedi 25 février 2017

Lettre ouverte au président Michel Aoun pour rejeter les rafistolages de la loi de libéralisation des loyers anciens au Liban (Art.418)


Monsieur le Président,
Général Michel Aoun,

Gouverner c’est prévoir, et pourtant, cette sagesse politique ne semble pas tourmenter les parlementaires libanais qui ont décidé de libéraliser les loyers anciens en dépit de différentes mises en garde. Vous êtes aujourd'hui amené à vous prononcer sur la question et à prendre une décision importante : signer le texte voté ou le retourner au Parlement. La situation est si inquiétante qu’il est de mon devoir en tant qu’écrivain engagé, de vous alerter sur l’ampleur des conséquences de cette loi, dont les dispositions enfreignent la Constitution libanaise dont vous êtes le garant.


Un magnifique patrimoine de Beyrouth désossé et détruit
par les rapaces de l'immobilier

Impossible de se promener au Liban, sans s'en apercevoir. Le lobby immobilier qui sévit à Beyrouth veut s'accaparer la ville, en expulsant les classes moyennes et les natifs de la capitale des logements anciens, pour construire aux emplacements évacués des tours réservées à une classe aisée. De Beyrouth à Qornet el-Sawda, en passant par la plage de Ramlet el-Baïda, c'est le même constat. On ne recule devant rien pour multiplier les gains. On transforme ce beau pays où coulaient jadis au temps biblique le lait et le miel, en un interminable chantier qui pourrit la vie quotidienne de l'ensemble des Libanais.

Dans tous les pays normaux, les représentants de la nation tentent de chercher le bien commun, de résister aux lobbys et de protéger les plus vulnérables. Pas au Liban. Le 19 janvier 2017, les députés libanais n'ont pas eu la décence de revenir sur leur erreur, le vote de la loi de libéralisation des locations anciennes le 1er Avril 2014. Bien au contraire, ils ont procédé à un rafistolage des trois articles invalidés par le Conseil constitutionnel et remis la loi en circulation. En pratique, cela ne change rien à la donne : le loyer de centaines de milliers de Libanais va augmenter de 10 000 $ à 20 000 $ par an, pour un 100 m2 ou un 200 m2 à Beyrouth, sachant que le salaire minimum libanais n'est que de 5 400 $ par an, avec expulsion assurée à la fin du nouveau bail, dans 9 à 12 ans.

Quand on se penche sur le problème des locations anciennes, on ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec ce qui s'est passé dans les années 1990. Force est de constater qu'à Beyrouth, nous assistons bel et bien à une opération qui n'ose pas dire son nom, « Solidere 2 », une sorte d'adaptation libre du « film Solidere ». Certes, la loi actuelle n'a absolument rien à voir avec la société immobilière. Et pourtant, dans les faits, la libéralisation des loyers mise en place récemment aura les mêmes conséquences : l'expulsion d'une frange de Libanais, ni riches ni pauvres, de Beyrouth, au profit d'une classe exclusivement aisée. Le cercle des expulsions, cantonné au centre-ville dans le projet Solidere de 1994, sera élargi de nos jours aux arrondissements en périphérie du downtown de Beyrouth, incluant entre autres : Gemmayzeh, Mar Mikhael, Basta, Minet el-Hosn, Ras-Beyrouth, Msaïtbeh, Mazraa, Achrafieh, etc.

Manifestation contre la libéralisation des loyers anciens
Achrafieh, samedi 25 février 2017

Monsieur le Président,

La loi de libéralisation des loyers constitue une grande menace pour l'avenir des Libanais

D'une part, parce qu'il s'agit d'une violation grave de trois droits séculaires de centaines de milliers de locataires libanais anciens : le maintien dans les lieux, l’achat de leurs appartements avec une décote et l’indemnisation en cas d’expulsion. C'était le cas au Liban, depuis la nuit des temps.

D'autre part, parce que la libéralisation des locations anciennes aura de lourdes conséquences, comme ce fut le cas du projet Solidere dans les années 1990 : la gentrification de la capitale par l'exode des classes moyennes ainsi que des natifs de Beyrouth (et leur remplacement par des classes aisées, du fait de l'augmentation astronomique des loyers), la hausse du prix de l'immobilier (amplifiée par l'installation de plus de 1,5 million de ressortissants syriens au Liban) et la destruction du parc immobilier ancien (ainsi que des immeubles à taille humaine et de tout ce qui fait le charme de Beyrouth, l'architecture à trois arcades, les immeubles des années 1950-1960 et les merveilleuses persiennes !). Si la législation votée ne concerne pour l'instant que les habitations, il est évident qu'elle s'étendra prochainement à la libéralisation des loyers anciens des commerces. A terme, c'est toute la vie sociale dans notre capitale qui sera bouleversée. Sans classes moyennes à Beyrouth, nous assisterons à une déshumanisation progressive et certaine de la ville.

La machine est en marche. Si rien ne la stoppe, d'ici 2029, le Petit-Beyrouth, les régions autour du centre-ville, sera pratiquement vidée des Libanais des classes moyennes, résidentes et commerçantes, de toutes les confessions et plus particulièrement chrétiennes et sunnites, les principales communautés qui seront frappées de plein fouet par la libéralisation sauvage des loyers décidée par leurs défaillants représentants.

Effondrement partiel d'un immeuble
dans le quarier Saint-Nicolas à
Achrafieh le 13 février 2017.
Selon le "Mouvement des locataires au Liban",
c'est le propriétaire qui aurait détruit les
planchers de cet "immeuble classé",
afin d'obtenir l'autorisation de le raser
et de construire une tour à la place.
Pire encore, les nouvelles tours qui poussent comme des champignons à Beyrouth, là où logeaient des locataires anciens, demeurent inaccessibles à la majorité de la population libanaise. Ceci s'explique par le fait que le marché de l'immobilier au Liban n'est pas un marché normal qui peut s'autoréguler et atteindre un équilibre raisonnable, à cause de plusieurs facteurs : l'implication des expatriés (aux revenus élevés), l'ouverture à la clientèle arabe (au grand pouvoir d'achat), l'inégalité sociale importante (à cause de l'existence de classes très aisées et de la facilité d'enrichissement personnel dues à l'absence d'imposition sérieuse) et le blanchiment d'argent.

Le Premier ministre, Saad Hariri, s'est engagé à créer un « compte » dans les quatre mois (et non d'une caisse, comme c'était le cas dans la 1re version de la loi !) pour venir en aide à ceux qui ne peuvent pas assurer l'augmentation de loyer. Comment financer ce compte, comment assurer sa pérennité, comment feront ceux qui ne bénéficieront pas des aides et doivent supporter 1 000 $/mois d'augmentation de loyer et que deviendront tous les locataires anciens dans 9 ans, tant de questions qui ne semblent pas empêcher les députés de dormir sur leurs deux oreilles.

Aux abonnés absents sur un dossier aussi important, on retrouve la nouvelle municipalité de Beyrouth, qui disposerait de 1,5 à 3,4 milliards de dollars d'argent public à dépenser entre 2016 et 2022. Elle n'a jamais jugé utile de parler de logement, même durant la campagne électorale en mai 2016 où elle a eu le culot de se présenter devant les électeurs sous le titre « Lei7it el-Biyerté ». Il faut dire qu'à sa tête se trouve Jamal Itani, l'ex-président du Conseil du Développement et de la Reconstruction (2002-2004), grand entrepreneur qui a travaillé en Arabie saoudite et en Jordanie, nommé en 2014 par la société Solidere, en toute discrétion, « Directeur général des opérations ».

"Excellence, nous vous demandons
de retourner la loi des loyers au Parlement...
une loi noire qui conduira à notre exode."
Place Sassine, samedi 25 février 2017

Monsieur le Président,

La loi de libéralisation des loyers actuelle ne peut pas constituer une solution viable au casse-tête des locations anciennes. Ce n'est pas de la sorte qu'on résolve ce genre de problèmes sociaux complexes dans un pays développé. Les solutions justes et durables existent. J'en vois au moins trois.

. La première se trouve dans la loi française de 1948, qui cadre les locations anciennes en France, toujours en vigueur 69 ans après son vote et qui concerne encore 200 000 foyers essentiellement à Paris. La loi de 1948 a permis aux locataires anciens en France, d'acheter les appartements qu'ils louaient au prix du marché avec une décote allant jusqu'à 50%. Il peut en être ainsi au Liban avec les grands propriétaires de logements anciens.

. La seconde réside dans une obligation que les pouvoirs publics au Liban imposent aux promoteurs qui détruisent les immeubles anciens (1-6 étages), pour y construire des tours (10-50 étages), de revendre des appartements neufs aux locataires anciens qui y logeaient auparavant, au prix de revient. Dans ce cadre, on peut même imaginer une autre obligation inspirée par la loi française relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbains (dite loi SRU, votée en 2000). Pour favoriser la mixité sociale et lutter contre la constitution de ghettos par classe sociale, l'Etat français impose aux communes de disposer de 25% de logements sociaux. Ainsi, l'Etat libanais peut imposer à tous les promoteurs de logements neufs dans Beyrouth et ailleurs, de réserver 25% des surfaces de vente à des locataires anciens du même quartier ou des locataires nouveaux inscrits sur un registre officiel de bénéficiaires à faibles revenus qui souhaitent accéder à la propriété. Dans les deux cas, il reviendra à l'Etat libanais de se porter garant et d'accorder des prêts à taux zéro aux personnes concernées.

. La troisième est celle où l'Etat libanais prend en charge lui-même, directement, la construction et la mise en vente de logements au prix de revient dans tous les quartiers du Petit-Beyrouth et non d'envoyer les indésirables locataires anciens en dehors de la capitale, comme le souhaitent quelques humanistes de la dernière pluie.

Ces solutions combinées présentent l'avantage d'être équilibrées, permettant à la fois aux propriétaires de trouver leur compte et aux locataires d'accéder à la propriété, à un prix raisonnable, et à l'Etat d'assumer ses responsabilités à un coût maîtrisé, dans un pays fortement endetté et de plus en plus cher. Elles permettront non seulement le maintien des locataires dans les logements qu'ils louent depuis des décennies ou au moins dans les quartiers où ils résident depuis des lustres, mais aussi à une majorité de la population libanaise d'avoir la capacité de résider à Beyrouth si elle le désire.

On dénombre 147 logements sociaux pour 1 000 habitants aux Pays-Bas, 102 au Danemark et en Autriche, 95 en Suède, 85 au Royaume-Uni et 69 en France. On en a zéro au Liban ! Ainsi, le gouvernement, le Parlement et la municipalité de Beyrouth, sont appelés à assumer leurs responsabilités, à élaborer et à mettre en oeuvre une véritable politique du logement basée sur les solutions proposées précédemment, et sur tant d'autres, afin que tous les Libanais aux revenus modérés puissent disposer de logements sociaux à acheter, et non à louer. Une telle politique du logement digne de ce nom devra préserver l'humanisation, le charme et la qualité de vie à Beyrouth, aujourd'hui menacés par une urbanisation sauvage sans schéma directeur.

Vous représentez aujourd’hui, Monsieur le Président, non seulement l’espoir pour des centaines de milliers de nos compatriotes, mais aussi la seule autorité qui a le pouvoir d’empêcher la catastrophe sociale et urbaine en perspective. Par la présente, je vous conjure mon Général, de ne pas associer votre nom à la nouvelle législation, de rejeter la libéralisation des loyers au Liban telle qu'elle a été décidée et d'exiger des différents acteurs, des solutions qui assurent la « justice sociale », dans l'intérêt des propriétaires et des locataires. Ça sera une première dans l’histoire de la République libanaise. Elle sera tout à votre honneur et en conformité avec votre nouveau surnom, le « père de tous », le père de la nation.

Dans l’espoir que cet appel solennel trouvera un écho favorable, je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, Général Michel Aoun, l'expression de ma très haute considération.

Bakhos Baalbaki
Ecrivain

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