Ah,
cela fait bien des années que je veux faire le triptyque
photographique de « La pomme de la discorde ».
Les
créationnistes y verraient le pêcher originel d'Adam et Eve,
le symbole d'une explication machiste et misogyne de notre expulsion
du paradis, même s'il n'a jamais été question de pomme dans la
Bible.
Les
chimistes s'attarderaient sur la fragilité de l'existence
illustrée par l'oxydation de la matière vivante.
Les
impressionnistes penseraient à Paul Cézanne qui voulait
« étonner Paris avec une pomme » et qui a
brillamment réussi.
Les
nostalgiques de droite auraient par les temps qui courent une
pensée émue pour Jacques Chirac, qui a réussi à faire de ce fruit
un symbole politique qui l'a conduit sans grande difficulté à
l'Elysée.
Les
Brexitistes diraient que c'est une métaphore de « one
apple a day, keep the doctor away » et que loin de l'Union
européenne, le Royaume-Uni garderait sa santé économique.
Les
adeptes de Gangnam Style,
se remémoraient « Petite
pomme »,
la version chinoise, encore plus nase, inspirée de la chanson
coréenne de Psy qui affiche aux dernières nouvelles, 2 762 631 809 vues au compteur de YouTube.
Les
inconditionnels de Mac et d'iPhone feraient automatiquement
le lien avec la « société la plus admirée »
de l'histoire contemporaine, fondée par Steve Jobs, un enfant adopté
dont le père biologique est d'origine syrienne.
Les
trumpistes dénonceraient un énième message subliminal
subversif contre leur idole, du genre « voici le régime sain »
vs. « voilà la malbouffe », et pour rappeler que Barack
Obama veillait à avoir un panier de pommes à portée de la main,
alors que Donald Trump préfère garder la main sur les stocks de
Lay's Potato Chips de la Maison Blanche.
Les
anti-trumpistes décréteraient qu'il s'agirait de
l'incarnation de la résistance de la « Grande pomme »,
la ville de New York, contre la trumpisation des esprits aux
Etats-Unis et dans le monde.
Et
j'en passe et des meilleures, et non des moindres, dont l'une serait
le symbole d'une époque de gaspillage alimentaire.
Au
milieu de ce triptyque photographique, on retrouve une des 20 000
variétés de pommes connues dans le monde, la Pink
Lady. Ferme, sucrée et juteuse, elle est succulente.
A
gauche, c'est une pomme Pink Lady photographiée après le passage de la
mâchoire d'un Homo sapiens, « l'homme
savant », appelé aussi « l'homme moderne » ou « homme » tout court, qui évolue sur Terre depuis des dizaines de
milliers d'années. Il peut être une femme, cela va de soi. C'est
par convention patriarcale qu'on utilise le masculin.
A
droite, c'est une autre pomme Pink Lady, après le passage de la
mâchoire d'une nouvelle espèce d'Homo sapiens -enfant, ado ou
même adulte- apparue il y a une trentaine d'années. Caractérisée
par un nombrilisme exacerbé, gâtée par une époque d'abondance,
les scientifiques ont remarqué qu'entre autres, l'Homo
sapiens novellus n'ose plus croquer une pomme jusqu'au
cœur. Il garde ses dents à distance. Des études, dont la suivante, sont actuellement menées,
pour connaître les raisons exactes de ce comportement, inhabituel
chez l'espèce ancienne, dont je fais partie. Est-ce parce que
l'espèce nouvelle veut couper tout lien de l'évolution qui la
renvoie à une génétique commune avec les primates? Préfère-t-elle
une généalogie qui la fait remonter vers les autruches plutôt que vers les singes? Considère-t-elle que
s'approcher des pépins est un acte honteux et humiliant? Est-ce
parce que gaspiller la nourriture représenterait aujourd'hui une
marque de distinction sociale, un certain snobisme
néocontemporain ?
J'exagère
peut-être? Observez comment on mange les pommes autour de vous, vous
allez voir, surtout en public, vous serez très surpris ! Passons à
table, enfin aux chiffres. Zoom in. La Pink Lady de l'étude pèse
en moyenne 200 g. Un Homo Sapiens, comme le spécimen qui écrit
le présent article, croquera 175 g de la pomme et balance au compost
seulement 25 g. Ainsi, on peut dire que l'homme d'antan mange
87,5% d'une pomme et ne jette que 12,5% du fruit. Bon, c'est à
quelques pourcents près, il n'empêche qu'à 90/10, on a un
excellent rendement. Prenons maintenant un Homo Sapiens Novellus.
Lui, aussi étonnant soit-il, il ne croquera que près de 100 g de la
pomme, maxi 110 g, et balancera à la poubelle, parce qu'il n'a pas
de compost évidemment, près de 100 g du fruit. Ainsi, on peut dire
que l'homme contemporain mange à peine 50% d'une pomme et jette
jusqu'à 50% du fruit. Que ça soit volontaire ou pas, conscient
ou pas, n'a pas d'importance. L'essentiel est là. A 50/50, on a un
rendement médiocre, qui représente merveilleusement bien une
forme de gaspillage alimentaire.
Sur
le plan de la santé, la pomme a un index glycémique faible
(utile dans la prévention et le contrôle du diabète), des fibres
(nécessaires pour garder un bon transit intestinal), des vitamines
(pour rester en bonne santé), mais aussi de la quércétine et des
procyanidines (des molécules anti-oxydants). Elle a donc toute sa
place dans une alimentation saine et dans la prévention du cancer
et des maladies cardio-vasculaires. Seul hic, son acidité, qui
peut nuire à l'émail dentaire. Pour y remédier, il suffit de se
rincer la bouche après en avoir mangé.
Autre
problème, les pépins de la pomme, qui contiennent de
l'amygdaline (qu'on retrouve dans les amandes amères, les noyaux
d'abricots et de pêches, la noix de cajou, les céréales complètes,
le jaune d'oeuf, etc.) et des glycosides cyanogènes (présents dans
plus de 2 500 espèces végétales, dont l'amande, le sorgho, le
manioc, les fruits à noyaux, etc.), des molécules qui permettent
aux plantes de résister aux prédateurs herbivores et aux
insectes phytophages. Inoffensives dans le cas de la consommation
habituelle, elles peuvent être toxiques si elles sont ingurgitées
en très grandes quantités. Le seul cas d'intoxication connue
est celui d'un adulte qui a mangé une tasse de pépins récupérés
sur des dizaines de kilos de pommes. Bon, il fallait être taré pour
croire bien faire ! Ce ne sont donc pas un à cinq pépins mangés
accidentellement qui pourraient nuire à la santé. Dans tous les cas
de figure, il suffit de manger le fruit en s'aidant d'un couteau pour
éliminer facilement les graines indésirables.
Seule
préoccupation sérieuse est le recours après la récolte au
SmartFresh Quality System, un procédé inventé
par une société américaine dans les années 2000, qui consiste à
stocker les pommes en chambre froide dont l'atmosphère est
saturée par un gaz qui inhibe la maturité des fruits et permet
de les conserver longtemps, plus d'un an sans souci. Superbe
invention sauf que le procédé pose trois problèmes majeurs.
Primo, parce que les molécules chimiques utilisées
(1-Méthylcyclopropène et α-Cyclodextrine), pénètrent dans les
pommes et ne restent pas uniquement à la surface des fruits.
Secundo, parce que les molécules ne sont pas éliminées avant la
consommation des fruits. Tertio, parce que rien ne prouve à l'heure
actuelle que ces molécules ne sont pas nuisibles pour la santé
humaine. Tout se fait à l'insu des consommateurs, dans l'intérêt
des firmes, des producteurs et des grandes surfaces. Que ce
procédé soit utilisé aux Etats-Unis n'a rien d'étonnant, au
pays du boeuf aux hormones et de la productivité sans scrupules.
Mais qu'il soit autorisé dans l'Union européenne, depuis
2005, et dans la plupart des pays du monde, Liban compris,
sans garde-fous, est incompréhensible. Rien n'interdit pour
l'instant d'y recourir même dans le cadre de l'agriculture
biologique, c'est pour dire ! Les consommateurs européens, mais
aussi de par le monde, doivent avoir le choix d'acheter des pommes en
toute connaissance de cause. Il est donc incontournable
d'instaurer un étiquetage qui le permet. Avis aux élus d'Europe et d'ailleurs.
La
pomme est le 3e fruit le plus consommé au monde, après les
agrumes et la banane. Près de la moitié de la production mondiale
est assurée par la Chine (49%), suivie par les Etats-Unis (5%) et la
Turquie (3,9%). Avec 1,7 milliard de kilos, l'Iran produit un
peu moins que la France et un peu plus que la Russie. Qui l'aurait
cru? Le Liban produit entre 160 et 220 millions de kilos, ce
qui est loin d'être négligeable puisque ça représente les
importations d'un pays comme la France. Mais le secteur est en
difficulté à cause de la guerre en Syrie et de la mauvaise santé
de la monnaie en Egypte. Pour mesurer l'ampleur du « gaspillage
bon enfant » décrit précédemment, il faut évidement
transposer les chiffres individuels à l'échelle mondiale. Si
tous les êtres humains sur Terre croquaient les pommes à la façon
Homo Sapiens Novellus, avec un rendement 50/50,
mangeant la moitié et jetant la moitié, par inconscience ou par
snobisme, nous gaspillerons l'équivalent de 40 milliards de
kilos, soit 200 000 000 000 de pommes, tous les ans. Quand on
y pense, c'est hallucinant. Espérons donc qu'Homo Sapiens en prendra
conscience et restera savant encore un bout de temps.