mercredi 15 février 2017

La pomme de la discorde et du gaspillage alimentaire (Art.415)


Ah, cela fait bien des années que je veux faire le triptyque photographique de « La pomme de la discorde ».


Les créationnistes y verraient le pêcher originel d'Adam et Eve, le symbole d'une explication machiste et misogyne de notre expulsion du paradis, même s'il n'a jamais été question de pomme dans la Bible.
Les chimistes s'attarderaient sur la fragilité de l'existence illustrée par l'oxydation de la matière vivante.
Les impressionnistes penseraient à Paul Cézanne qui voulait « étonner Paris avec une pomme » et qui a brillamment réussi.
Les nostalgiques de droite auraient par les temps qui courent une pensée émue pour Jacques Chirac, qui a réussi à faire de ce fruit un symbole politique qui l'a conduit sans grande difficulté à l'Elysée.
Les Brexitistes diraient que c'est une métaphore de « one apple a day, keep the doctor away » et que loin de l'Union européenne, le Royaume-Uni garderait sa santé économique.
Les adeptes de Gangnam Style, se remémoraient « Petite pomme », la version chinoise, encore plus nase, inspirée de la chanson coréenne de Psy qui affiche aux dernières nouvelles, 2 762 631 809 vues au compteur de YouTube.
Les inconditionnels de Mac et d'iPhone feraient automatiquement le lien avec la « société la plus admirée » de l'histoire contemporaine, fondée par Steve Jobs, un enfant adopté dont le père biologique est d'origine syrienne.
Les trumpistes dénonceraient un énième message subliminal subversif contre leur idole, du genre « voici le régime sain » vs. « voilà la malbouffe », et pour rappeler que Barack Obama veillait à avoir un panier de pommes à portée de la main, alors que Donald Trump préfère garder la main sur les stocks de Lay's Potato Chips de la Maison Blanche.
Les anti-trumpistes décréteraient qu'il s'agirait de l'incarnation de la résistance de la « Grande pomme », la ville de New York, contre la trumpisation des esprits aux Etats-Unis et dans le monde.
Et j'en passe et des meilleures, et non des moindres, dont l'une serait le symbole d'une époque de gaspillage alimentaire.

Au milieu de ce triptyque photographique, on retrouve une des 20 000 variétés de pommes connues dans le monde, la Pink Lady. Ferme, sucrée et juteuse, elle est succulente.

A gauche, c'est une pomme Pink Lady photographiée après le passage de la mâchoire d'un Homo sapiens, « l'homme savant », appelé aussi « l'homme moderne » ou « homme » tout court, qui évolue sur Terre depuis des dizaines de milliers d'années. Il peut être une femme, cela va de soi. C'est par convention patriarcale qu'on utilise le masculin.

A droite, c'est une autre pomme Pink Lady, après le passage de la mâchoire d'une nouvelle espèce d'Homo sapiens -enfant, ado ou même adulte- apparue il y a une trentaine d'années. Caractérisée par un nombrilisme exacerbé, gâtée par une époque d'abondance, les scientifiques ont remarqué qu'entre autres, l'Homo sapiens novellus n'ose plus croquer une pomme jusqu'au cœur. Il garde ses dents à distance. Des études, dont la suivante, sont actuellement menées, pour connaître les raisons exactes de ce comportement, inhabituel chez l'espèce ancienne, dont je fais partie. Est-ce parce que l'espèce nouvelle veut couper tout lien de l'évolution qui la renvoie à une génétique commune avec les primates? Préfère-t-elle une généalogie qui la fait remonter vers les autruches plutôt que vers les singes? Considère-t-elle que s'approcher des pépins est un acte honteux et humiliant? Est-ce parce que gaspiller la nourriture représenterait aujourd'hui une marque de distinction sociale, un certain snobisme néocontemporain ?

J'exagère peut-être? Observez comment on mange les pommes autour de vous, vous allez voir, surtout en public, vous serez très surpris ! Passons à table, enfin aux chiffres. Zoom in. La Pink Lady de l'étude pèse en moyenne 200 g. Un Homo Sapiens, comme le spécimen qui écrit le présent article, croquera 175 g de la pomme et balance au compost seulement 25 g. Ainsi, on peut dire que l'homme d'antan mange 87,5% d'une pomme et ne jette que 12,5% du fruit. Bon, c'est à quelques pourcents près, il n'empêche qu'à 90/10, on a un excellent rendement. Prenons maintenant un Homo Sapiens Novellus. Lui, aussi étonnant soit-il, il ne croquera que près de 100 g de la pomme, maxi 110 g, et balancera à la poubelle, parce qu'il n'a pas de compost évidemment, près de 100 g du fruit. Ainsi, on peut dire que l'homme contemporain mange à peine 50% d'une pomme et jette jusqu'à 50% du fruit. Que ça soit volontaire ou pas, conscient ou pas, n'a pas d'importance. L'essentiel est là. A 50/50, on a un rendement médiocre, qui représente merveilleusement bien une forme de gaspillage alimentaire.

Sur le plan de la santé, la pomme a un index glycémique faible (utile dans la prévention et le contrôle du diabète), des fibres (nécessaires pour garder un bon transit intestinal), des vitamines (pour rester en bonne santé), mais aussi de la quércétine et des procyanidines (des molécules anti-oxydants). Elle a donc toute sa place dans une alimentation saine et dans la prévention du cancer et des maladies cardio-vasculaires. Seul hic, son acidité, qui peut nuire à l'émail dentaire. Pour y remédier, il suffit de se rincer la bouche après en avoir mangé.

Autre problème, les pépins de la pomme, qui contiennent de l'amygdaline (qu'on retrouve dans les amandes amères, les noyaux d'abricots et de pêches, la noix de cajou, les céréales complètes, le jaune d'oeuf, etc.) et des glycosides cyanogènes (présents dans plus de 2 500 espèces végétales, dont l'amande, le sorgho, le manioc, les fruits à noyaux, etc.), des molécules qui permettent aux plantes de résister aux prédateurs herbivores et aux insectes phytophages. Inoffensives dans le cas de la consommation habituelle, elles peuvent être toxiques si elles sont ingurgitées en très grandes quantités. Le seul cas d'intoxication connue est celui d'un adulte qui a mangé une tasse de pépins récupérés sur des dizaines de kilos de pommes. Bon, il fallait être taré pour croire bien faire ! Ce ne sont donc pas un à cinq pépins mangés accidentellement qui pourraient nuire à la santé. Dans tous les cas de figure, il suffit de manger le fruit en s'aidant d'un couteau pour éliminer facilement les graines indésirables.

Seule préoccupation sérieuse est le recours après la récolte au SmartFresh Quality System, un procédé inventé par une société américaine dans les années 2000, qui consiste à stocker les pommes en chambre froide dont l'atmosphère est saturée par un gaz qui inhibe la maturité des fruits et permet de les conserver longtemps, plus d'un an sans souci. Superbe invention sauf que le procédé pose trois problèmes majeurs. Primo, parce que les molécules chimiques utilisées (1-Méthylcyclopropène et α-Cyclodextrine), pénètrent dans les pommes et ne restent pas uniquement à la surface des fruits. Secundo, parce que les molécules ne sont pas éliminées avant la consommation des fruits. Tertio, parce que rien ne prouve à l'heure actuelle que ces molécules ne sont pas nuisibles pour la santé humaine. Tout se fait à l'insu des consommateurs, dans l'intérêt des firmes, des producteurs et des grandes surfaces. Que ce procédé soit utilisé aux Etats-Unis n'a rien d'étonnant, au pays du boeuf aux hormones et de la productivité sans scrupules. Mais qu'il soit autorisé dans l'Union européenne, depuis 2005, et dans la plupart des pays du monde, Liban compris, sans garde-fous, est incompréhensible. Rien n'interdit pour l'instant d'y recourir même dans le cadre de l'agriculture biologique, c'est pour dire ! Les consommateurs européens, mais aussi de par le monde, doivent avoir le choix d'acheter des pommes en toute connaissance de cause. Il est donc incontournable d'instaurer un étiquetage qui le permet. Avis aux élus d'Europe et d'ailleurs.

La pomme est le 3e fruit le plus consommé au monde, après les agrumes et la banane. Près de la moitié de la production mondiale est assurée par la Chine (49%), suivie par les Etats-Unis (5%) et la Turquie (3,9%). Avec 1,7 milliard de kilos, l'Iran produit un peu moins que la France et un peu plus que la Russie. Qui l'aurait cru? Le Liban produit entre 160 et 220 millions de kilos, ce qui est loin d'être négligeable puisque ça représente les importations d'un pays comme la France. Mais le secteur est en difficulté à cause de la guerre en Syrie et de la mauvaise santé de la monnaie en Egypte. Pour mesurer l'ampleur du « gaspillage bon enfant » décrit précédemment, il faut évidement transposer les chiffres individuels à l'échelle mondiale. Si tous les êtres humains sur Terre croquaient les pommes à la façon Homo Sapiens Novellus, avec un rendement 50/50, mangeant la moitié et jetant la moitié, par inconscience ou par snobisme, nous gaspillerons l'équivalent de 40 milliards de kilos, soit 200 000 000 000 de pommes, tous les ans. Quand on y pense, c'est hallucinant. Espérons donc qu'Homo Sapiens en prendra conscience et restera savant encore un bout de temps.