Beaucoup on dirait, dans le secteur public comme dans le secteur privé, à commencer par ceux qui sont censés tenir à l’enseignement supérieur public au Liban comme à la prunelle de leurs yeux, les ministres et les députés libanais. La preuve, les enseignants de cette institution de l’Etat libanais qui prodiguent dans de nombreux domaines un enseignement de qualité, qui vaut, rivalise et dépasse celui des universités libanaises privées, selon les cas, sont en grève depuis trois semaines. Qui est au courant de ce conflit social au Liban ? Aussi étant que cela puisse paraitre, personne. Je ne l'étais pas, il y a encore quelque jours.
Tout a commencé avec le projet de loi concernant le budget de l'Etat libanais. 1 234 pages, pour faire croire qu’ils sont sérieux. Les valeureux médias libanais, comme Al-Nahar ou Al-Tayyar, n'ont publié que la partie générale du projet de loi, sans les détails, soit 83 pages en tout et pour tout, alors tout le monde sait que le diable se cache justement dans les détails.
Ils espéraient avoir un chèque en blanc. Si on a un peu de chance, le budget du Liban pour l’année 2019 sera adopté au moment où la France commencera à discuter du sien pour 2020. Nous n’aurions qu’un an de décalage. C’est mieux que de ne pas avoir de budget comme ce fut le cas pendant la décennie post-indépendance, la seconde en 2005. Cela vous donne une idée de l’amateurisme de la classe politique libanaise.
En tout cas, on nous dit que la loi libanaise de finances 2019 prévoit des mesures draconiennes. C’est que l’heure est grave, les dirigeants libanais ne peuvent plus nous bercer avec « Tout va très bien Madame la Marquise ». D’un côté, la dette publique du Liban est abyssale, elle dépassera prochainement les 100 milliards de dollars (86 milliards $ actuellement ; on s’approche dangereusement des 200% du PIB) ; et d’un autre côté, la classe dirigeante est impatiente de bénéficier de la manne financière accordée au Liban il y a un an lors de la conférence CEDRE organisée par la France avec la participation de plusieurs pays européens et arabes, afin de sauver le Liban de la banqueroute : 11 milliards $ de dons et de prêts à condition d’adopter des réformes structurelles et de contrôler les dépenses. Parfait. Le problème c’est que tout indique qu’ils n’en feront pas bon usage et que les choses iront de mal en pis. D'ailleurs, on n'en serait pas là si tel n'était pas déjà le cas.
Notre PIB est de l’ordre de 53 milliards de dollars. Il est prévu qu’on passe d’un déficit budgétaire de 11,4% du PIB en 2018 à 7,56% en 2019. C’est beaucoup d’économies, nous applaudissons des deux mains. Mais pas de quoi pavoiser, loin de là, ce dernier chiffre est mauvais, il constitue une épée de Damoclès au-dessus de la tête des Libanais. Les dirigeants du Liban prévoient des dépenses de plus de 17 milliards de dollars alors que les recettes ne dépasseront pas les 13 milliards. Notre croissance est en berne, gelée à 0,2% l’an dernier. Un tiers du budget sert uniquement à rembourser les énormes intérêts de la dette publique, soit 5,54 milliards $, détenue essentiellement par les banques libanaises, qui n’ont franchement pas intérêt à ce que la situation s’améliore à partir du moment où 3,36 milliards $ de cette somme astronomique concerne les intérêts des emprunts nationaux (61 %) et 2,18 milliards $ les emprunts internationaux (39 %).
Inutile de sortir de Harvard pour saisir la gravité de la situation. Dire que l’économie libanaise est malsaine est un euphémisme, le Liban est dans un état morbide. Pour parvenir à réduire le déficit, il faut augmenter les recettes et diminuer les dépenses. Pour les recettes, les ministres et les députés prévoient des taxes, encore des taxes, toujours des taxes. Pour les recettes, ils prévoient des coupes budgétaires, parfois, pas toujours, sachant qu’il y a coupe et coupe. Certaines ont de quoi faire sourire les prêteurs et les donateurs, sans plus. Une taxation de 0,66 $ pour toute narguilé servie dans un lieu public (ça aurait pu être facilement le double), 666 $ pour les vitres teintées (au lieu de les interdire), 166 $/an pour le port d’armes (au lieu d’imposer une taxe de 1 million $ par arme), une taxation 2% sur les importations (un taux bien ridicule), et j’en passe et des meilleures, alors que les pensions de retraites des fonctionnaires libanais et les indemnités de fin de service coûteront aux contribuables libanais près de 2 milliards $ en 2019, un montant en nette augmentation de 180 millions $. Bienvenue au Liban, pays du surréalisme économique.
Toujours est-il que lorsque les dirigeants occidentaux découvriront avec quel mépris les dirigeants libanais ont taillé dans le budget de la seule université gratuite au Liban, dans un pays qui devient progressivement inabordable pour sa population, ils mettront ces derniers sur la paille et récupéreront leur argent sur le champ.
La décision prise par le gouvernement de Saad Hariri dans son ensemble -et plus particulièrement, par le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, et le ministre de l'Éducation et de l'Enseignement supérieur, Akram Chehayeb- ainsi que par les députés libanais, toutes tendances politiques confondues, qui ont discuté du projet de loi dans la commission parlementaire des Finances et du Budget (présidé par Ibrahim Kanaan), n'est pas responsable. Deux chiffres pour comprendre. Le budget de l’Université libanaise, dans toutes ses branches et disciplines pour l’année 2018 était de 419 milliards de livres libanaises (soit 279 millions dollars). La nouvelle loi de finances pour l’année 2019 prévoit de le baisser à 382 milliards LL (soit 254 millions $). Par un trait de crayon, les dirigeants libanais, dont certains ont été formatés dans des universités privées, ont décidé, pour faire des économies, de supprimer 37 milliards LL du budget de l’enseignement supérieur public gratuit du pays du Cèdre (soit 25 millions $). C’est à peu près 9 % de l'ancien budget. Le projet de loi prévoit aussi de diminuer de 3,5 milliards LL la contribution de l'Etat au fonds de soutien aux professeurs d’université.
Cela aura trois conséquences :
. Primo, diminuer les salaires des employés et des enseignants et de l’Université libanaise, ainsi que les prestations du fonds de soutien aux profs d'université, ce qui représente pour ces derniers une partie conséquente de leur salaire et une source de sécurité.
. Secundo, réduire les bourses et aides accordées aux étudiants issus des familles les plus défavorisées et instaurer des frais universitaires non négligeables.
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. Tertio, pousser les professeurs à aller progressivement dans le privé, une hémorragie qui détériorera à terme la qualité de l’enseignement supérieur public au Liban.
Tout cela est d’autant plus rageant que les économies, on peut les faire ailleurs et pas des clopinettes. Près d’un tiers de la dette abyssale libanaise est dû à la gestion désastreuse du secteur électrique au Liban depuis la fin de la guerre civile en 1990. Les plans pour ramener le courant 24h/24 se suivent depuis 2010. Et c’est toujours un fiasco. Et pourtant, l’électricité c’est autour de 1,5 milliards de dollars par an jetés par les fenêtres. L’électricité justement, c’est l’article 13 du projet de loi de finances. Puisque Electricité du Liban est déficitaire depuis la nuit des temps, les (ir)responsables libanais prévoient de lui accorder une avance à long terme de 1 306 milliards LL, une somme à rajouter aux 1 194 milliards LL déjà accordés en mars et en février, soit au total 2 500 milliards LL (soit 1,7 milliard $, 10% du budget global de l’Etat libanais). Encore une info pour vous faire un dessin, le vol du courant électrique est monnaie courant au pays du Cèdre, toutes régions confondues, jusqu’à 70% dans certaines contrées où les voleurs bénéficient d’une impunité totale. Et c’est comme ça depuis 30 ans. Oui mais bon, il faut faire des économies quand même pour être pris au sérieux à l’international. C’est c’là, ce sont peut-être les 0,025 milliard $ enlevés à l’Université libanaise qui sauveront le Liban de la faillite!
Pour mesurer à quel point les dirigeants libanais ne sont pas à la hauteur de la tâche, voici une autre comparaison. Elle concerne le salaire des employés des cercles du pouvoir.
. L’Assemblée nationale, la chasse-gardée de Nabih Berri. Le budget salarial est pratiquement inchangé. Pour être précis, disons qu’il baissera de 5 petits millions LL seulement (3 300 $ ! mais enfin, c'est le geste qui compte).
. La présidence de la République, la chasse gardée de Michel Aoun. Si on comptabilise les salaires et les autres traitements, y compris les vagues domaines des « consultants » et des « récompenses », on s’aperçoit que le budget augmentera de 51 millions LL entre 2018 et 2019.
. La présidence du Conseil des ministres, la chasse-gardée de Saad Hariri. Idem, le budget salarial, y compris la part des conseillers et des récompenses, grimpera de 238 millions LL en 2019.
Prenons maintenant l’exemple de quelques ministères. Commençons par le plus prestigieux de tous, celui des Affaires étrangères, la chasse gardée de Gebrane Bassil. Concentrons-nous sur le budget des missions à l’étranger.
. Pour les fournitures bureautiques, achats de livres, abonnements presse, vêtements, factures (eau, électricité, téléphone), courrier, etcétéra (je vous laisse imaginer) : on prévoit une augmentation de budget de 700 millions LL (0,47 million $).
. Pour la location des locaux, l’entretien et les relations publiques -l’installation des ambassades et des consulats dans les beaux quartiers, le champagne à flot, les amuse-gueules à gogo et les baklawa compris - on prévoit une baisse de près de 6 milliards LL (4 millions $). Pour les frais de voyage et de transport, il y a une petite baisse aussi de 512 millions LL. Tout cela est fantastique en soi, mais ça donne une idée de l’ampleur du gaspillage de l’argent public dans ce domaine depuis l’indépendance en 1943.
. Pour les salaires et les indemnités diverses, le cœur du problème, eh bien, figurez-vous qu’on prévoit de passer de 84,2 milliards LL en 2018 à 95,8 milliards LL (64 millions $), soit une augmentation du budget de 11,6 milliards LL svp (7,8 millions $). Pour rappel, à l’Université libanaise, on prévoit des économies de 25 millions $.
Passons si vous voulez bien au ministère de l’Intérieur, la chasse gardée du Courant du Futur depuis un moment. Le budget global de l’année 2018 était de 1 595 milliards LL (soit 1,06 milliard $). La nouvelle loi de finances prévoit une baisse de 35 milliards LL en tout et pour tout, soit 2,2% contre 8,8% pour l’Université libanaise. Notez que la coupe budgétaire concernant cette dernière est supérieure de 2 milliards LL à celle du ministère de l’Intérieur, qui a pourtant un budget 4 fois plus grand. Comprenne qui pourra.
Pour le ministère de la Défense, la chasse gardée du Courant patriotique libre depuis un moment, qui avait un budget gigantesque de 2 843 milliards LL (1,9 milliards $), aucune coupe, bien au contraire, on a décidé d’y rajouter pour l’année 2019 près de 5,5 milliards LL (3,7 millions $). Par contre, pour le ministère de l’Education et de l’Enseignement supérieur, au budget tout aussi astronomique de 2 063 milliards en 2018 (1,37 milliard $), on prévoie une baisse de 1,9 milliard LL (1,3 million $). Ça résume bien les priorités des dirigeants actuels du Liban.
Surprise dans ce tableau noir, pour le ministère de la Santé, on prévoit une hausse du budget de 11,3 milliards LL (738 milliards LL pour 2019, soit 492 millions $). Pas mal de coupes concernant les contributions publiques et privées (banque des yeux, commission chargée des dons d’organes, Croix-Rouge, Caritas, etc.), ainsi que divers programmes de soins primaires, soins bucco-dentaires (bon, ça va, les sans-dents existent, François Hollande les a rencontrés), de vaccinations, de surveillance épidémiologique, etc. Mais on note quand même quelques hausses conséquentes notamment en ce qui concerne les frais d’hospitalisation et l’achat de médicaments (20 milliards LL de plus). Comme par hasard, le Hezbollah tenait beaucoup à récupérer ce ministère.
Ce tour d’horizon ne serait pas complet sans un retour au ministère vache-à-lait, celui de l’Energie et de l’Eau, la chasse gardée du Courant patriotique libre depuis 2008. Il n’échappe pas aux coupes budgétaires (-3,7 milliards LL), mais on note curieusement, une augmentation des salaires et des indemnités des employés, des contractants et des consultants de 246 millions LL svp. Pour services rendus sans doute, les coupures électriques.
Pour les autres ministères, on prévoit :
- des baisses (en milliards LL) : Finances (-134), Travail (-24,8), Agriculture (-11,2), Travaux publics (-3,5), Information (-1,9), Tourisme (-1,9), Justice (-1,7), Environnement (-1,3), Sport (-1,1), Déplacés (-0,63), Industrie (-0,53), Télécoms (-0,4) ;
- des hausses (en milliards LL) : Culture (+3,8), Economie (+12,4), Affaires sociales (+107).
Deux derniers points importants encore. Dans les dépenses, une ligne retient toute l’attention, surtout au moment où Donald Trump a oublié les leçons de la stupide invasion de l'Irak et Hassan Nasrallah exprime son intention de réaliser un remake des Tambours de la guerre. Elle est au fin fond du projet de loi finances, page 974, terra incognita pour la majorité des députés, il faut avoir le courage d'arriver jusqu'à là : 20 millions $ pour « compléter le paiement des indemnités de l’agression de juillet ». Hein ? Rappelez-vous, la guerre de 2006 où Israël s'est acharné sur le Liban pendant 33 jours, une guerre déclenchée par le Hezbollah pour libérer un dénommé Samir Kantar, un Libanais emprisonné en Israël en 1979 suite à une opération palestinienne en territoire israélien et qui est allé mourir dans les bras du tyran de Damas. Merci la Résistance, 13 ans après, nous payons encore le prix. Pour rappel la guerre de Juillet 2006 a coûté au Liban une douzaine de milliards de dollars, l'équivalent de 50% du PIB du pays du Cèdre à l'époque. Elle n'a coûté que 4% du PIB de l'Etat hébreux. Elle constitue une part importante de notre dette publique abyssale. Hélas, c'est sans doute le prix à payer pour s'assurer une « victoire divine ».
Le second concerne le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), et de la destruction de la magnifique prairie de Marj Bisri au Sud-Liban aussi. Le CDR dépend de la présidence du Conseil des ministres. Les dirigeants libanais se sont ingéniés pour faire apparaitre le budget général du CDR aux yeux des plus pressés et des presbytes qui ont oublié leurs lunettes dans le coffre de leurs voitures, en baisse de 45,5 % soit de 269 milliards LL (180 millions $). Foutaises oui. Ce bilan vient du fait que les 380 milliards LL de constructions financées par des fonds internationaux en 2018, ne figurent tout simplement plus dans les comptes de 2019. En réalité le budget du CDR concernant les chantiers qui sont en cours d’exécution au Liban passera de 211 milliards LL à 322 milliards LL (215 millions $), financés par l'argent des contribuables libanais, soit une augmentation de 52,6 % (74 millions $). C'est du jamais vu. Et pour faire quoi? Bétonner, el akhdar wel yébiss, et aller saccager une magnifique prairie au fond d'une vallée située dans le Sud-Liban, en lisière du Mont-Liban, Marj Bisri, pour construire un des plus aberrants barrages de notre temps.
On voit très bien de ce survol du budget pour l’année 2019 quelles sont les priorités des dirigeants actuels du Liban. Quand on compare la coupe du budget de l’Université libanaise, qui prodiguent depuis 1951 un enseignement de qualité à un tiers des 200 000 étudiants, aux autres coupes budgétaires (Affaires étrangères, Défense, Intérieur, ainsi que les présidences de la République, Conseil et du Parlement), l’incohérence des choix économiques des ministres et des députés libanais saute aux yeux. C’est ce qui nous amène à s’interroger sur l’utilité et la finalité d’une mesure qui manque singulièrement d’intelligence. Y a-t-il une volonté non avouée du pouvoir libanais, des partisans de la privatisation de tout (y compris de l’air qu’on respire au moment venu), et des lobbies des universités privées qui poussent comme des champignons au Liban et dont la qualité de l’enseignement laisse beaucoup à désirer, d’obliger les classes moyennes libanaises à se saigner pour envoyer leurs filles et fils dans 47 universités privées hors de prix, déjà qu’ils peinent à les conduire jusqu’au bac ?
Le budget général de l'année 2019 a été adopté par le gouvernement de Saad Hariri il y a quelques jours et envoyé aux 128 députés pour être discuté et voté. La coupe budgétaire concernant l’Université libanaise, si elle est votée et appliquée, est une honte pour les dirigeants libanais qui restera coller sur le dos de ceux qui l'ont adopté et la voteront. Elle est la marque d’une classe politique incompétente et qui ne sait pas faire la différence entre ce qui est prioritaire et ce qui ne l’est pas ou l'est moins, qui manque de vision et dont les actions sont suspicieuses, incapable de comprendre qu’on évalue un pays, entre autres, à la qualité de ses services publics, notamment de son système éducatif, et non à celle de son front de mer, ses rooftops et ses narguilés.
Tout a commencé avec le projet de loi concernant le budget de l'Etat libanais. 1 234 pages, pour faire croire qu’ils sont sérieux. Les valeureux médias libanais, comme Al-Nahar ou Al-Tayyar, n'ont publié que la partie générale du projet de loi, sans les détails, soit 83 pages en tout et pour tout, alors tout le monde sait que le diable se cache justement dans les détails.
Ils espéraient avoir un chèque en blanc. Si on a un peu de chance, le budget du Liban pour l’année 2019 sera adopté au moment où la France commencera à discuter du sien pour 2020. Nous n’aurions qu’un an de décalage. C’est mieux que de ne pas avoir de budget comme ce fut le cas pendant la décennie post-indépendance, la seconde en 2005. Cela vous donne une idée de l’amateurisme de la classe politique libanaise.
En tout cas, on nous dit que la loi libanaise de finances 2019 prévoit des mesures draconiennes. C’est que l’heure est grave, les dirigeants libanais ne peuvent plus nous bercer avec « Tout va très bien Madame la Marquise ». D’un côté, la dette publique du Liban est abyssale, elle dépassera prochainement les 100 milliards de dollars (86 milliards $ actuellement ; on s’approche dangereusement des 200% du PIB) ; et d’un autre côté, la classe dirigeante est impatiente de bénéficier de la manne financière accordée au Liban il y a un an lors de la conférence CEDRE organisée par la France avec la participation de plusieurs pays européens et arabes, afin de sauver le Liban de la banqueroute : 11 milliards $ de dons et de prêts à condition d’adopter des réformes structurelles et de contrôler les dépenses. Parfait. Le problème c’est que tout indique qu’ils n’en feront pas bon usage et que les choses iront de mal en pis. D'ailleurs, on n'en serait pas là si tel n'était pas déjà le cas.
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Notre PIB est de l’ordre de 53 milliards de dollars. Il est prévu qu’on passe d’un déficit budgétaire de 11,4% du PIB en 2018 à 7,56% en 2019. C’est beaucoup d’économies, nous applaudissons des deux mains. Mais pas de quoi pavoiser, loin de là, ce dernier chiffre est mauvais, il constitue une épée de Damoclès au-dessus de la tête des Libanais. Les dirigeants du Liban prévoient des dépenses de plus de 17 milliards de dollars alors que les recettes ne dépasseront pas les 13 milliards. Notre croissance est en berne, gelée à 0,2% l’an dernier. Un tiers du budget sert uniquement à rembourser les énormes intérêts de la dette publique, soit 5,54 milliards $, détenue essentiellement par les banques libanaises, qui n’ont franchement pas intérêt à ce que la situation s’améliore à partir du moment où 3,36 milliards $ de cette somme astronomique concerne les intérêts des emprunts nationaux (61 %) et 2,18 milliards $ les emprunts internationaux (39 %).
Inutile de sortir de Harvard pour saisir la gravité de la situation. Dire que l’économie libanaise est malsaine est un euphémisme, le Liban est dans un état morbide. Pour parvenir à réduire le déficit, il faut augmenter les recettes et diminuer les dépenses. Pour les recettes, les ministres et les députés prévoient des taxes, encore des taxes, toujours des taxes. Pour les recettes, ils prévoient des coupes budgétaires, parfois, pas toujours, sachant qu’il y a coupe et coupe. Certaines ont de quoi faire sourire les prêteurs et les donateurs, sans plus. Une taxation de 0,66 $ pour toute narguilé servie dans un lieu public (ça aurait pu être facilement le double), 666 $ pour les vitres teintées (au lieu de les interdire), 166 $/an pour le port d’armes (au lieu d’imposer une taxe de 1 million $ par arme), une taxation 2% sur les importations (un taux bien ridicule), et j’en passe et des meilleures, alors que les pensions de retraites des fonctionnaires libanais et les indemnités de fin de service coûteront aux contribuables libanais près de 2 milliards $ en 2019, un montant en nette augmentation de 180 millions $. Bienvenue au Liban, pays du surréalisme économique.
Toujours est-il que lorsque les dirigeants occidentaux découvriront avec quel mépris les dirigeants libanais ont taillé dans le budget de la seule université gratuite au Liban, dans un pays qui devient progressivement inabordable pour sa population, ils mettront ces derniers sur la paille et récupéreront leur argent sur le champ.
La décision prise par le gouvernement de Saad Hariri dans son ensemble -et plus particulièrement, par le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, et le ministre de l'Éducation et de l'Enseignement supérieur, Akram Chehayeb- ainsi que par les députés libanais, toutes tendances politiques confondues, qui ont discuté du projet de loi dans la commission parlementaire des Finances et du Budget (présidé par Ibrahim Kanaan), n'est pas responsable. Deux chiffres pour comprendre. Le budget de l’Université libanaise, dans toutes ses branches et disciplines pour l’année 2018 était de 419 milliards de livres libanaises (soit 279 millions dollars). La nouvelle loi de finances pour l’année 2019 prévoit de le baisser à 382 milliards LL (soit 254 millions $). Par un trait de crayon, les dirigeants libanais, dont certains ont été formatés dans des universités privées, ont décidé, pour faire des économies, de supprimer 37 milliards LL du budget de l’enseignement supérieur public gratuit du pays du Cèdre (soit 25 millions $). C’est à peu près 9 % de l'ancien budget. Le projet de loi prévoit aussi de diminuer de 3,5 milliards LL la contribution de l'Etat au fonds de soutien aux professeurs d’université.
Cela aura trois conséquences :
. Primo, diminuer les salaires des employés et des enseignants et de l’Université libanaise, ainsi que les prestations du fonds de soutien aux profs d'université, ce qui représente pour ces derniers une partie conséquente de leur salaire et une source de sécurité.
. Secundo, réduire les bourses et aides accordées aux étudiants issus des familles les plus défavorisées et instaurer des frais universitaires non négligeables.
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. Tertio, pousser les professeurs à aller progressivement dans le privé, une hémorragie qui détériorera à terme la qualité de l’enseignement supérieur public au Liban.
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Tout cela est d’autant plus rageant que les économies, on peut les faire ailleurs et pas des clopinettes. Près d’un tiers de la dette abyssale libanaise est dû à la gestion désastreuse du secteur électrique au Liban depuis la fin de la guerre civile en 1990. Les plans pour ramener le courant 24h/24 se suivent depuis 2010. Et c’est toujours un fiasco. Et pourtant, l’électricité c’est autour de 1,5 milliards de dollars par an jetés par les fenêtres. L’électricité justement, c’est l’article 13 du projet de loi de finances. Puisque Electricité du Liban est déficitaire depuis la nuit des temps, les (ir)responsables libanais prévoient de lui accorder une avance à long terme de 1 306 milliards LL, une somme à rajouter aux 1 194 milliards LL déjà accordés en mars et en février, soit au total 2 500 milliards LL (soit 1,7 milliard $, 10% du budget global de l’Etat libanais). Encore une info pour vous faire un dessin, le vol du courant électrique est monnaie courant au pays du Cèdre, toutes régions confondues, jusqu’à 70% dans certaines contrées où les voleurs bénéficient d’une impunité totale. Et c’est comme ça depuis 30 ans. Oui mais bon, il faut faire des économies quand même pour être pris au sérieux à l’international. C’est c’là, ce sont peut-être les 0,025 milliard $ enlevés à l’Université libanaise qui sauveront le Liban de la faillite!
Pour mesurer à quel point les dirigeants libanais ne sont pas à la hauteur de la tâche, voici une autre comparaison. Elle concerne le salaire des employés des cercles du pouvoir.
. L’Assemblée nationale, la chasse-gardée de Nabih Berri. Le budget salarial est pratiquement inchangé. Pour être précis, disons qu’il baissera de 5 petits millions LL seulement (3 300 $ ! mais enfin, c'est le geste qui compte).
. La présidence de la République, la chasse gardée de Michel Aoun. Si on comptabilise les salaires et les autres traitements, y compris les vagues domaines des « consultants » et des « récompenses », on s’aperçoit que le budget augmentera de 51 millions LL entre 2018 et 2019.
. La présidence du Conseil des ministres, la chasse-gardée de Saad Hariri. Idem, le budget salarial, y compris la part des conseillers et des récompenses, grimpera de 238 millions LL en 2019.
Prenons maintenant l’exemple de quelques ministères. Commençons par le plus prestigieux de tous, celui des Affaires étrangères, la chasse gardée de Gebrane Bassil. Concentrons-nous sur le budget des missions à l’étranger.
. Pour les fournitures bureautiques, achats de livres, abonnements presse, vêtements, factures (eau, électricité, téléphone), courrier, etcétéra (je vous laisse imaginer) : on prévoit une augmentation de budget de 700 millions LL (0,47 million $).
. Pour la location des locaux, l’entretien et les relations publiques -l’installation des ambassades et des consulats dans les beaux quartiers, le champagne à flot, les amuse-gueules à gogo et les baklawa compris - on prévoit une baisse de près de 6 milliards LL (4 millions $). Pour les frais de voyage et de transport, il y a une petite baisse aussi de 512 millions LL. Tout cela est fantastique en soi, mais ça donne une idée de l’ampleur du gaspillage de l’argent public dans ce domaine depuis l’indépendance en 1943.
. Pour les salaires et les indemnités diverses, le cœur du problème, eh bien, figurez-vous qu’on prévoit de passer de 84,2 milliards LL en 2018 à 95,8 milliards LL (64 millions $), soit une augmentation du budget de 11,6 milliards LL svp (7,8 millions $). Pour rappel, à l’Université libanaise, on prévoit des économies de 25 millions $.
Passons si vous voulez bien au ministère de l’Intérieur, la chasse gardée du Courant du Futur depuis un moment. Le budget global de l’année 2018 était de 1 595 milliards LL (soit 1,06 milliard $). La nouvelle loi de finances prévoit une baisse de 35 milliards LL en tout et pour tout, soit 2,2% contre 8,8% pour l’Université libanaise. Notez que la coupe budgétaire concernant cette dernière est supérieure de 2 milliards LL à celle du ministère de l’Intérieur, qui a pourtant un budget 4 fois plus grand. Comprenne qui pourra.
Pour le ministère de la Défense, la chasse gardée du Courant patriotique libre depuis un moment, qui avait un budget gigantesque de 2 843 milliards LL (1,9 milliards $), aucune coupe, bien au contraire, on a décidé d’y rajouter pour l’année 2019 près de 5,5 milliards LL (3,7 millions $). Par contre, pour le ministère de l’Education et de l’Enseignement supérieur, au budget tout aussi astronomique de 2 063 milliards en 2018 (1,37 milliard $), on prévoie une baisse de 1,9 milliard LL (1,3 million $). Ça résume bien les priorités des dirigeants actuels du Liban.
Surprise dans ce tableau noir, pour le ministère de la Santé, on prévoit une hausse du budget de 11,3 milliards LL (738 milliards LL pour 2019, soit 492 millions $). Pas mal de coupes concernant les contributions publiques et privées (banque des yeux, commission chargée des dons d’organes, Croix-Rouge, Caritas, etc.), ainsi que divers programmes de soins primaires, soins bucco-dentaires (bon, ça va, les sans-dents existent, François Hollande les a rencontrés), de vaccinations, de surveillance épidémiologique, etc. Mais on note quand même quelques hausses conséquentes notamment en ce qui concerne les frais d’hospitalisation et l’achat de médicaments (20 milliards LL de plus). Comme par hasard, le Hezbollah tenait beaucoup à récupérer ce ministère.
Ce tour d’horizon ne serait pas complet sans un retour au ministère vache-à-lait, celui de l’Energie et de l’Eau, la chasse gardée du Courant patriotique libre depuis 2008. Il n’échappe pas aux coupes budgétaires (-3,7 milliards LL), mais on note curieusement, une augmentation des salaires et des indemnités des employés, des contractants et des consultants de 246 millions LL svp. Pour services rendus sans doute, les coupures électriques.
Pour les autres ministères, on prévoit :
- des baisses (en milliards LL) : Finances (-134), Travail (-24,8), Agriculture (-11,2), Travaux publics (-3,5), Information (-1,9), Tourisme (-1,9), Justice (-1,7), Environnement (-1,3), Sport (-1,1), Déplacés (-0,63), Industrie (-0,53), Télécoms (-0,4) ;
- des hausses (en milliards LL) : Culture (+3,8), Economie (+12,4), Affaires sociales (+107).
Deux derniers points importants encore. Dans les dépenses, une ligne retient toute l’attention, surtout au moment où Donald Trump a oublié les leçons de la stupide invasion de l'Irak et Hassan Nasrallah exprime son intention de réaliser un remake des Tambours de la guerre. Elle est au fin fond du projet de loi finances, page 974, terra incognita pour la majorité des députés, il faut avoir le courage d'arriver jusqu'à là : 20 millions $ pour « compléter le paiement des indemnités de l’agression de juillet ». Hein ? Rappelez-vous, la guerre de 2006 où Israël s'est acharné sur le Liban pendant 33 jours, une guerre déclenchée par le Hezbollah pour libérer un dénommé Samir Kantar, un Libanais emprisonné en Israël en 1979 suite à une opération palestinienne en territoire israélien et qui est allé mourir dans les bras du tyran de Damas. Merci la Résistance, 13 ans après, nous payons encore le prix. Pour rappel la guerre de Juillet 2006 a coûté au Liban une douzaine de milliards de dollars, l'équivalent de 50% du PIB du pays du Cèdre à l'époque. Elle n'a coûté que 4% du PIB de l'Etat hébreux. Elle constitue une part importante de notre dette publique abyssale. Hélas, c'est sans doute le prix à payer pour s'assurer une « victoire divine ».
Le second concerne le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), et de la destruction de la magnifique prairie de Marj Bisri au Sud-Liban aussi. Le CDR dépend de la présidence du Conseil des ministres. Les dirigeants libanais se sont ingéniés pour faire apparaitre le budget général du CDR aux yeux des plus pressés et des presbytes qui ont oublié leurs lunettes dans le coffre de leurs voitures, en baisse de 45,5 % soit de 269 milliards LL (180 millions $). Foutaises oui. Ce bilan vient du fait que les 380 milliards LL de constructions financées par des fonds internationaux en 2018, ne figurent tout simplement plus dans les comptes de 2019. En réalité le budget du CDR concernant les chantiers qui sont en cours d’exécution au Liban passera de 211 milliards LL à 322 milliards LL (215 millions $), financés par l'argent des contribuables libanais, soit une augmentation de 52,6 % (74 millions $). C'est du jamais vu. Et pour faire quoi? Bétonner, el akhdar wel yébiss, et aller saccager une magnifique prairie au fond d'une vallée située dans le Sud-Liban, en lisière du Mont-Liban, Marj Bisri, pour construire un des plus aberrants barrages de notre temps.
On voit très bien de ce survol du budget pour l’année 2019 quelles sont les priorités des dirigeants actuels du Liban. Quand on compare la coupe du budget de l’Université libanaise, qui prodiguent depuis 1951 un enseignement de qualité à un tiers des 200 000 étudiants, aux autres coupes budgétaires (Affaires étrangères, Défense, Intérieur, ainsi que les présidences de la République, Conseil et du Parlement), l’incohérence des choix économiques des ministres et des députés libanais saute aux yeux. C’est ce qui nous amène à s’interroger sur l’utilité et la finalité d’une mesure qui manque singulièrement d’intelligence. Y a-t-il une volonté non avouée du pouvoir libanais, des partisans de la privatisation de tout (y compris de l’air qu’on respire au moment venu), et des lobbies des universités privées qui poussent comme des champignons au Liban et dont la qualité de l’enseignement laisse beaucoup à désirer, d’obliger les classes moyennes libanaises à se saigner pour envoyer leurs filles et fils dans 47 universités privées hors de prix, déjà qu’ils peinent à les conduire jusqu’au bac ?
Le budget général de l'année 2019 a été adopté par le gouvernement de Saad Hariri il y a quelques jours et envoyé aux 128 députés pour être discuté et voté. La coupe budgétaire concernant l’Université libanaise, si elle est votée et appliquée, est une honte pour les dirigeants libanais qui restera coller sur le dos de ceux qui l'ont adopté et la voteront. Elle est la marque d’une classe politique incompétente et qui ne sait pas faire la différence entre ce qui est prioritaire et ce qui ne l’est pas ou l'est moins, qui manque de vision et dont les actions sont suspicieuses, incapable de comprendre qu’on évalue un pays, entre autres, à la qualité de ses services publics, notamment de son système éducatif, et non à celle de son front de mer, ses rooftops et ses narguilés.