jeudi 9 janvier 2014

Et pendant ce temps, les crocodiles se portent bien au pays où coulaient jadis, le lait et le miel (Art.204)


Depuis que je m’adonne au plaisir de l’écriture, au grand bonheur de mes amis, et je sévis sur le réseau pour certains, j’ai fait le choix de parsemer mes articles rédigés avec la langue de Molière, de formulations écrites avec la langue de Gibran Khalil Gibran et celle d’al-Moutanabbi. Audacieux ? Non, pas vraiment. Même si peu de journalistes ou d’écrivains, au Liban comme ailleurs, osent aborder des sujets politiques ou de société, avec autant de sérieux, d’humour et d’extravagances. Non, je dirais plutôt, à chacun son style. Le mien, on le reconnait parmi mille. Une de mes recettes préférées consiste à saupoudrer mes plats avec des termes et des maximes populaires, et des jurons s’il le faut, en arabe et en libanais svp ! J’écris comme vous pensez, c’est aussi simple que ça. C’est une habitude fréquente au Liban, depuis la nuit des temps. J’ai voulu l’officialiser et lui donner ses lettres de noblesses, quitte à agacer les conservateurs snobinards et les cons tout court. Faut croire que je peux me le permettre et vous adorez ça. Je ne vais donc pas me gêner.

Longue introduction pour dire que la sagesse libanaise de nos ancêtres est infaillible comme on peut le constater dans cet adage : « 3échir el qaom arb3ine yaoum, ya bétsir metloun ya béter7al 3announ. » C’est criant de vérité : fréquente les gens une quarantaine de jours, soit tu deviens comme eux, soit tu t’éloignes d’eux ! Moi je suis parti à contre-coeur comme tant d’autres. Et depuis, j’essaye de revenir régulièrement. Mais rien à faire, je suis systématiquement refoulé aux frontières par les nouvelles du Liban.

Au début de l’année, un attentat horrible dans la banlieue sud de Beyrouth nous a rappelé que notre pays est plongé jusqu’à nouvel ordre dans la guerre civile syrienne. A peine nous avons eu le temps d’essuyer nos larmes et d’enterrer nos morts, qu’il fallait avaler la couleuvre de la « fiche magique d’état civil » du kamikaze ! Pour ceux qui ont raté ce chapitre, je leur conseille de découvrir le parcours mystérieux de ce document magique qui a mis les enquêteurs en quelques minutes seulement, sur la piste des djihadistes sunnites, en lisant le post-scriptum de mon dernier article, sachant qu'aux dernières nouvelles, le soi-disant tweet de revendication de « da3ich » (l’Etat Islamique d’Irak et du Levant), info diffusée en boucle par les médias d’épouvante du 8 Mars, n’a jamais été retrouvé.

Et s’il n’y avait que cela ! En fin d’année, un attentat horrible dans le centre de Beyrouth nous a rappelé aussi que notre pays n’est jamais sorti de la guerre civile libanaise. A peine nous avons eu le temps d’essuyer nos larmes et d’enterrer nos morts, qu’il fallait souhaiter la bienvenue au dernier éléphant rose dans l’espace aérien libanais : l’assassinat du gentleman premier ministrable sunnite, Mohammad Chatah, aurait été commandité par le royaume sunnite d’Arabie saoudite et exécuté par le non moins sunnite, Fouad Siniora ! Un truc comme ça. Là aussi, pour ceux qui étaient occupés par les préparatifs du réveillon, vous pouvez vous rattraper avec mon avant-dernier article sur le sujet.

Les derniers mois n’étaient pas mieux pour autant. Des attentats, des morts, des blessés et toujours cet éternel clivage : d’un côté, des Libanais sincères, qui pleurent des larmes de sang à chaque tragédie qui frappe le pays du Cèdre et de l’autre côté, des Libanais hypocrites qui versent des larmes de crocodile à chaque événement tragique qui secoue le Liban. Et voilà comment notre pays semble condamner ad vitam aeternam à alterner les larmes de sang et les larmes de crocodile. A coup d’alternances et de larmes sur cette terre, nous avons fini par teinter wlak 7ata Nahr Beyrouth, qui semble incarner aujourd’hui ce clivage lacrymal digne d’une histoire mythologique phénicienne, mais en plus gore, où le bel Adonis est remplacé par Crocodylus Niloticus. Et à force de côtoyer cette terre, même Nahr Beyrouth a fini par nous ressembler : là où coulaient jadis, le lait et le miel, comme dit la Bible, coulent aujourd’hui, le sang et les crocodiles. Et ce n’est pas qu’une métaphore !

A Beyrouth, tout le monde sait qu’il y a un « cours d’eau » d’une trentaine de kilomètres qui traverse la capitale du Liban. Achtung baby, la terminologie n’est valable qu’au printemps. Selon le niveau d’eau et le débit, on peut s’autoriser le luxe de parler du « fleuve de Beyrouth » en hiver. Pour les autres saisons, la prudence linguistique est de mise. La « rivière de Beyrouth » est tout juste suffisant au printemps. Quant à l’été, le « ruisseau de Beyrouth », est le terme qui convient le mieux. En tout cas, dans toutes les villes du monde, au moins dans les pays occidentaux, les rives des fleuves sont les endroits les plus beaux et les plus romantiques, comme le prouve le classement des deux rives de la Seine à Paris sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ceci est valable partout, sauf à Beyrouth. Même pour s’engueuler, ce n’est pas un lieu de prédilection ni pour un couple libanais, ni pour un couple srilankais, ni pour un couple de réfugiés syriens, ni pour un couple de réfugiés palestiniens, ni pour personne. Le comble, c’est que ça n’a jamais été le cas : son lit est bétonné depuis des lustres, pour faire propre, soi-disant à l’image de la ville, alors que son eau est usée, c’est le cas de le dire, à l’image de la ville aussi.

Toujours est-il, vous vous souvenez sans doute de ce jeune crocodile apparu mystérieusement dans Nahr Beyrouth l’été dernier. Il mesurait à peu près 1 mètre et avait autour de 4 ans. Un petit reptile ramené probablement au Liban par des compatriotes inconscients quand il ne mesurait qu’une trentaine de centimètres. Il a du barboter pendant un certain temps dans la baignoire des apprentis sorciers. Devenant encombrant, il fallait jeter le bébé-croco avec l’eau du bain ! Ainsi, ce crocodile du Nil s’est retrouvé sur les rives de Nahr Beyrouth du côté de Sukleen, évidemment. En réalité, des témoins avaient affirmé que Croco n’était pas seul. A l’âge adulte cette espèce peut mesurer 2 à 6 mètres. Après avoir cru à un canular, tout le monde s’était mobilisé. Les curieux, pour prendre une photo, et les défenseurs des animaux, pour éviter qu’on ne traite l’affaire d’une manière expéditive (en le tuant), ainsi que les services administratifs pour le capturer et l’envoyer se la couler douce dans un zoo étranger.

On s'étaient couchés en cette nuit de juillet, rassurés et sereins, l’Etat libanais veille sur notre sécurité. A défaut de nous protéger des bombes humaines et du déchainement des éléments de la nature, il nous protègera de la férocité des animaux sauvages. Six mois plus tard, qu'elle fut grande la surprise de découvrir que le crocodile du Nil se porte merveilleusement bien dans les eaux du fleuve de la capitale libanaise ! Il faut croire que sur les rives de Sukleen, la décharge de la ville, il ne doit pas manquer de nourriture. Et même en amont, dans ce pays soi-disant civilisé et membre des Nations-Unis, les abattoirs -et pas que les abattoirs, les industriels et les égouts aussi!- déversent en toute liberté, en toute impunité et en toute saison, leurs détritus dans le fleuve de Beyrouth. La veille des fêtes de fin de je ne sais plus quelle année, j’étais stupéfait devant l’horreur que j’ai immortalisée dans cette photo. Heureusement qu'à l'époque il n'y avait aucun reptile, car figurez-vous j'étais dans le lit du fleuve !

Enfin, revenons à nos moutons et nos crocodiles. Les services du ministère de l’Environnement et de l’Agriculture, ainsi que ceux de la municipalité de Beyrouth et de la Défense civile étaient chargés de capturer l’animal et de l’envoyer sain et sauf à l’étranger. Ils ne l’ont pas fait. Rien de vraiment étonnant au pays du Cèdre. A voir le reportage, on comprend pourquoi ! Soyons magnanimes, disons qu’il y a bien une excuse raisonnable à cela. Je pense qu’elle réside dans le fait qu’à l’heure actuelle, ce crocodile est de loin le résident du Liban le moins dangereux de tous, espèces indigènes comprises, moi en tête de liste. Enfin, n’allez tout de même pas lui donner à manger dans votre main ! Contrairement aux propos rassurants de la jolie militante d'Animals Lebanon dans le reportage, pour éviter la panique des ignares, Crocodylus Niloticus n’est pas un animal de bonne compagnie. Il est agressif, gourmand et pas très reconnaissant, comme d’ailleurs certains humains dont le comportement prouve qu'ils sont non seulement des reptiles bipèdes, mais en plus, qu'ils n'ont pas trouvé d'autres moyens d’exprimer leurs sentiments qu'à travers les larmes de ce tueur à sang froid.

Telle semble être la mythologie phénicienne des temps modernes. Les larmes de sang et les larmes de crocodile, versées dans Nahr Beyrouth, ont fini par engendrer des reptiles dans le fleuve de la Phénicie d'antan. Après nous avoir fréquenté quarante jours, ettmési7 saro ménna wou fina, ces alligators sont devenus une partie intégrante de notre nation. 


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