Le
weekend dernier, beaucoup de Libanais suintaient de fierté au passage d’une compatriote,
Aline Lahoud, dans une émission télé-crochet
française, The Voice, dont le concept
créé en 2010 par le milliardaire néerlandais John de Mol (fondateur d’Endemol,
une usine à fric), a été vendu à plus d’une quarantaine de pays. Et pourtant, au musée de l’AUB, l’Université
Américaine de Beyrouth, on s’apprêtaient
à accueillir une créature insolite, dans le cadre d’une exposition
exceptionnelle d’un mois, « The Young Phoenician Man of Carthage ».
Chab Byrsa, magheiro. Il vient de loin. Oui,
de Tunis, mais de plus loin encore. Du 6e siècle avant JC ! Ce
jeune homme âgé d’une vingtaine d’années est un phénicien de Byrsa, une colline située aujourd’hui en Tunisie. C’est
le lieu même où la légendaire Elyssa,
après l’assassinat de son mari par son frère, Pygmalion, le roi de Tyr, et afin
d’épargner au petit royaume de Phénicie la guerre civile (tiens,
tiens, comme par hasard!), s’est exilée en
814 avant JC et obtint l’autorisation du souverain berbère de la région, de
fonder une cité de la superficie d’une peau de bœuf. C’était sans compter sur l’ingéniosité
de la princesse phénicienne, qui découpa la peau du bœuf en fines lanières et
délimita ce qui constituera plus tard la remarquable ville de Carthage, comme en témoigne la représentation graphique de la cité ci-dessous, une redoutable puissance qui a failli renverser le
cours de l’histoire, écraser Rome, placer le Vatican dans un pays arabe et
épargner au monde, la frime des machistes italiens ! La colline abrite
aujourd’hui le musée de Carthage, dédié essentiellement au précieux héritage phénicien,
et la sublime cathédrale Saint-Louis, construite en 1884 et dédiée au roi de France Louis IX, mort à
Tunis en 1270.
Toujours
est-il, le jeune homme a été découvert
nu, de vêtements et de chair, par l’archéologue français, Jean-Paul Morel, sous forme d'un squelette, en 1994, au
fond d’une chambre funéraire à deux fosses, alors qu’au départ on voulait tout
simplement planter un arbre. Dans cette sépulture, on y trouva une pierre
scarabée illustrant un athlète tenant une fleur de lotus, un petit vase en
ivoire et un chapelet d’une vingtaine d’amulettes, pour l’accompagner dans son
ultime voyage. « Disparu trop tôt,
arraché prématurément à la vie et à l’amour des siens, il était sans doute de
bonne naissance et son corps fut enseveli au sein de cette généreuse terre
d’Afrique », lit-on dans l’hommage de Leila al-Ajami al-Sabeï, présidente
du Conseil international des Musées à Tunis et Commissaire d'une exposition sur
cette découverte exceptionnelle.
Etant
donné la bonne conservation du squelette, et la certitude que le défunt était
un phénicien de Carthage, un descendant d’Elyssa et un ancêtre de Hannibal
Barca, la tentation était éminemment
grande de donner au jeune homme de Byrsa une forme humaine, en chair et en os.
Pour se faire, on fit appelle à un laboratoire parisien et à Elisabeth Daynès,
une dermoplasticienne française, spécialiste de la reconstitution de
personnages anthropomorphiques à partir de restes osseux. A son actif, l’homme
de Néandertal, Lucy et Toutânkhamon. Depuis 2010, on peut y rajouter le phénicien
de Byrsa. Pour l’état civil, on donna au
jeune homme le nom d’Arish (ou Ariche), l’homme désiré, selon les inscriptions puniques.
Et comment ! Il a fallu 16 ans de travail pour accomplir ce miracle scientifique. On estime le coût de cette
reconstitution à 31 000 euros, une somme modique comparée aux retombées
historiques, scientifiques et économiques.
Le
résultat est impressionnant. Certains, en Tunisie comme au Liban, y verront un cousin,
un voisin ou un homme qu'ils auraient croisé quelque part. D’autres n’y verront
personne en particulier. En tout cas, tous les ingrédients sont là pour relancer l’engouement pour nos illustres
ancêtres, originaires de la cité phénicienne de Tyr, infatigables navigateurs et commençants, inventeurs
de l’alphabet moderne, comme en témoigne cet échange drôle, relevé sur le site d’Annahar hier :
-
Hassan Ali (chiite) : « Félicitations aux maronites, hehehe, soyez
contents de retrouver votre ancêtre ! »
-
Ziad (maronite) : « Le nôtre et le tien aussi, ô toi l’intelligent !
Pourquoi, d’où crois-tu descendre ? »
Hélas,
ce drôle d’échange est tout de même révélateur
d’une réalité bien amère. Pour la
saisir, je tenterai de résumer à ma manière, notre livre d’histoire, avec une
approximation caricaturale. A nos marques, prêts, partons.
- Que dire de la période phénicienne ?
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
- Et de
la période arabe ?
Faut zapper, elle intéresse les musulmans mais irrite les chrétiens.
Faut zapper, elle intéresse les musulmans mais irrite les chrétiens.
- Et de
la période croisée ?
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
- Et de
la période ottomane ?
Faut zapper, elle intéresse les druzes mais irrite les maronites.
Faut zapper, elle intéresse les druzes mais irrite les maronites.
- Et de
la période française ?
Faut zapper, elle intéresse les maronites mais irrite les druzes.
Faut zapper, elle intéresse les maronites mais irrite les druzes.
- Et de
la période palestinienne ?
Faut zapper, elle intéresse les sunnites mais irrite les chrétiens.
Faut zapper, elle intéresse les sunnites mais irrite les chrétiens.
- Et
de la période israélienne ?
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
- Et de
la période syrienne ?
Faut zapper, elle intéresse les musulmans mais irrite les chrétiens.
Faut zapper, elle intéresse les musulmans mais irrite les chrétiens.
- Et de
la période assadienne ?
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens et les chiites mais irrite les chrétiens et les sunnites.
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens et les chiites mais irrite les chrétiens et les sunnites.
- Et
de la période hezbollahi ?
Faut zapper, elle intéresse les chiites, les druzes et les chrétiens mais irrite les sunnites et les chrétiens, pas les mêmes, cela va de soi.
Faut zapper, elle intéresse les chiites, les druzes et les chrétiens mais irrite les sunnites et les chrétiens, pas les mêmes, cela va de soi.
Hélas,
c’est sans parler du fait que même de nos jours, certains compatriotes sunnites, adeptes du « Liban en premier » officiellement (des partisans de
Saad Hariri / courant du Futur) ou officieusement (des partisans de Nabih Berri
/ Amal et de Walid Joumblatt / Parti socialiste), contestent l’existence historique du « Liban », qui est cité
plus d’une centaine de fois dans la Bible, indépendamment
de la Syrie, qui elle, y figure à peine. C’est sans parler aussi du fait
que certains compatriotes chiites (des
partisans de Hassan Nasrallah / Hezbollah), contestent l’existence organique du « Liban » comme une
entité indépendante du Guide suprême de la République islamique d’Iran. C’est
sans parler non plus du fait que certains
compatriotes chrétiens contestent l’existence biologique du « Liban »
comme un pays arabe (des partisans de Michel Aoun / Courant patriotique libanais,
d’Amine Gemayel / Kataeb et de Samir Geagea / Forces libanaises).
Waouh !
Non, mais, quel pays on espère
construire, avec ces clivages profonds et ce patchwork d’histoire ? Un
bordel ? Ya reit, j’aimerais bien.
Au mieux, peut-on espérer une tour de Babel ! Les Libanais ne sont pleinement et entièrement d’accord sur aucune
période de leur histoire. Même pas sur la mythologie d’Adam et Eve. Avouez
qu’on a là un petit problème quand même. Certains diront que tout cela relève de
l’histoire ancienne. Oui, sauf que si
sur des faits historiques évidents et révolus, on ne parvient toujours pas à
nous mettre d’accord, pour des raisons idéologiques et politiques, comment
peut-on espérer avoir le même projet d’avenir pour le pays du Cèdre ? Wlak, même le cèdre, l’emblème du Liban,
pose problème pour certains. Eh oui, ce n’est pas drôle.
Bon,
pour relativiser ce tableau caricatural et déprimant, et terminer sur une note
positive, disons qu’il est normal et
habituel, même dans les pays développés, d’avoir des perceptions différentes
des événements historiques. La Révolution française, n’a pas la même place,
que l’on soit de droite ou de gauche en France. Le gouvernement de Vichy, la guerre d'Algérie et Mai 68, sont trois sujets qui ne font pas l'unanimité. Rappelons aussi dans ce
contexte l’impossibilité d’insérer une référence aux « racines chrétiennes de l’Europe » dans la nouvelle
Constitution européenne sous divers prétextes. L’approche de la ségrégation raciale
aux Etats-Unis et la guerre du Viêt Nam posent encore et toujours des problèmes. Le révisionnisme est condamnable
pour l’holocauste mais pas pour l’esclavage qui n’en est pas moins ignoble pour
autant. Les exemples peuvent être multipliés à l’infini.
Mais,
une chose est sûre, parvenir à une
histoire consensuelle et apaisée, que l’on se situe dans un pays développé ou
dans un pays en voie de développement, exige
des citoyens à la fois de la sagesse, qui permet d’avoir du recul et de se
détacher des événements, mais aussi et surtout, de la maturité, afin de
comprendre que ce qui fait une nation, comme une personne, c’est l’ensemble de
son histoire, et non une partie ! Par conséquent, il faut apprendre à l’assumer, dans son ensemble et dans sa diversité, les pages glorieuses et celles qui le sont moins. C'est primordial pour
dépassionner les esprits et évoluer.
Réf.
Phoenician man of Carthage returns to land of ancestors through AUB museum exhibit / American University of Beirut
The exhibition will run from January 29 to February
26, 2014. Opening hours are Monday to Friday 9:00 am to 5:00 pm. Exceptionally,
the museum will also open on weekends between 11:00 am and 5:00 pm. For more
information, please call 01-340 549.