
Et si nous commencions par voir pourquoi ces films sont censurés au Liban ! A vrai dire, on ne sait pas trop pourquoi. Enfin, c'est la confusion, la transparence n'a jamais été la devise des Libanais, peuple, politiciens et administrations. On dit c'est parce qu'il contiendrait des images d'un des grands films de Spielberg, La liste de Schindler, lui même interdit au Liban. On dit aussi c'est parce que le réalisateur est de confession juive. Ce n'est ni l'une ni l'autre, a priori. The Post serait censuré au Liban parce que le réalisateur américain a fait un don d'un million de dollars à Israël au cours de la guerre de Juillet 2006. L'accusation est grave. Alors, qu'est-ce qu'il faut en penser? Je vois deux angles de vue.
1. Nous devons séparer l'art de la politique
2. On ne peut pas séparer l'art de la politique. En donnant un million de dollars à Israël, alors que le Moyen-Orient était à feu et à sang, Spielberg avait choisi un camp. Comme son pays d'ailleurs. Qu'importe que cette guerre ait été déclenchée par la milice chiite du Hezbollah et que l'argent du réalisateur américaine soit allé pour venir en aide aux civils israéliens, rien ne prouve, l'Etat hébreux était pleinement responsable du déchainement militaire de son armée sur notre pays, pendant 33 jours, une hystérie responsable de plus de mille morts, des milliers de blessés, des centaines de milliers de déplacés et une bonne dizaine de milliards de dollars de dégâts et de pertes économiques. Spielberg ne pouvait pas ignorer que la réaction militaire israélienne sur le Liban, sa population et ses infrastructures, était disproportionnée et dévastatrice. Il aurait dû le dénoncer. Ce don pose donc problème. Peut-on aller voir le film de quelqu'un qui a contribué indirectement à soutenir ceux qui détruisaient massivement notre pays? De cet angle de vue, la réponse est non. Le bannissement de Pentagon Papers peut donc être justifié.


Des centaines de films ont déjà été interdits dans le passé dans les pays les plus démocratiques, définitivement ou pendant un laps de temps, totalement ou partiellement, par décision des autorités politiques ou des professionnels du cinéma, à toute la population ou à une partie d'entre elle, les mineurs. Certains ont été revus, corrigés et rediffusés. La censure, on peut la voir aussi en France, en Grande Bretagne, en Italie, aux Etats-Unis et ailleurs, faut pas croire. Certes, c'était surtout à des époques lointaines. Mais pas uniquement. On la pratique parfois pour des motifs risibles. Tenez par exemple, justement en Israël, la Schtroumpfette a été effacée des affiches du film de dessins animés « Les Schtroumpfs et le village perdu ». L'image du personnage imaginaire pouvait irriter la sensibilité des personnes de confession juive à la pratique ultra-orthodoxe. Chez nous, c'est le nom de Steven Spielberg qui irrite la sensibilité des personnes de gauche à la pratique ultra-orthodoxe : il a été effacé des affiches du film « Le secret de la Licorne », diffusé au Liban, bien que sorti après 2006. Allez comprendre, mais bon, nous ne sommes pas à un paradoxe près !
Côté sérieux, la France n'est pas sans reproche, question censure officielle ou officieuse. Le millésime 2016 était un grand cru. A cause de son thème sur la jeunesse issue de l'immigration, le climat d'insécurité locale et le contexte lié à l'actualité internationale, on a décidé qu'il valait tout simplement mieux que le film Black d'Adil el-Arbi et Billal Fallah, ne sorte pas en salles, il y aurait un risque d'émeutes dans les banlieues. Pourtant Black est une version moderne et adaptée de Roméo et Juliette et West Side Story. Autre film qui n'a jamais vu le noir des salles de cinéma, Made in France de Nicolas Boukhrief. Ce film prémonitoire, tourné en 2014, raconte l'histoire d'un journaliste qui infiltre une cellule jihadiste d'al-Qaeda de la banlieue parisienne, qui commettra plusieurs attentats terroristes à Paris. Programmé pour le 18 novembre 2015, cinq jours après le 13-Novembre, la sortie sera reportée, puis annulée. Dans un autre registre, le visa d'exploitation de La Vie d'Adèle: Chapitres 1 & 2 fut également annulé dans un premier temps, à cause des scènes de sexes jugées trop réalistes. Mais finalement, il sera simplement interdit aux moins de 12 ans en France, et même au moins de 17 ans aux Etats-Unis. 5 ans de différence, la censure peut aussi prendre cette forme.
Nulle part sur cette planète, la liberté d'expression artistique, ou celle des opinions, n'est absolue. Tout est donc de savoir où placer la ligne rouge pour pouvoir décider quoi interdire et comment justifier l'interdiction. Dans les pays démocratiques, la censure d'Etat demeure quand même un acte exceptionnel de nos jours. Au Liban, et dans d'autres parties du monde, c'est loin d'être le cas. Chez nous, la censure liée à Israël est un sujet récurrent. Elle s'inscrit dans le cadre général du boycott de l'Etat hébreux par la Ligue arabe et l'état de guerre entre les deux pays. Mais, c'est un peu plus compliqué que ça, comme on le voit dans le cas Spielberg. Ainsi, la question que nous devons nous poser est celle de savoir s'il faut interdire les artistes internationaux qui soutiennent Israël, pays avec lequel le Liban est en guerre, qui d'une part, est responsable de la mort de dizaines de milliers de nos compatriotes (depuis 1948) et de milliards de dollars de dégâts, et qui d'autre part, viole la souveraineté libanaise régulièrement et impunément ? En somme, faut-il faire payer aux cinéphiles libanais, le soutien d'un artiste international à l'Etat hébreux ?
Pour beaucoup de Libanais la réponse est évidente: oui, pour les uns et non, pour les autres. Personnellement, je ne la trouve pas évidente de prime abord. Je suis partisan du boycott d'Israël pour diverses raisons, dont une partie réside dans la question précédente, pour l'arrogance générale et l'agressivité de ce pays, pour leur opposition au retour des Palestiniens réfugiés au Liban et leurs descendances sur leurs terres et la terre de leurs ancêtres, pour la politique de colonisation abjecte des Territoires palestiniens occupés, pour leur violation d'une douzaine de résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU et pour leur tentative de s'accaparer la paternité du hoummos libanais. A défaut de nous unir pour préserver les Cèdres du Liban, unissons-nous au moins pour défendre l'un des fleurons de notre gastronomie !
Cela étant dit, une dernière réflexion pour la route, avant de conclure et de nous quitter. Prenons le cas d'un film réalisé par un metteur en scène arabe, qui aurait envoyé un don d'un million de dollars à Damas, en pleine guerre civile syrienne. Alors, que diraient les Libanais qui crient halte au boycott, dans un tel cas de figure? Hein? J'entends pas! Prenons le cas d'un autre film réalisé par un metteur en scène iranien, qui aurait transféré un million de dollars sur un compte d'une organisation de la Banlieue Sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, durant la même période, la guerre de juillet 2006. Alors, que feraient les Israéliens et les Américains dans un tel cas de figure? Ils autoriseraient la sortie du film en Israël et aux Etats-Unis, comme si de rien n'était? Incontestablement, non. Raison de plus pour que le Liban fasse mieux.
Toutes ces raisons réunies posent donc un problème de conscience à tous les Libanais et les poussent à réfléchir sur le sujet. Est-ce que ce type de boycott changera quoique ce soit? Non. Est-ce que c'est symbolique? Oui. Est-ce que c'est nécessaire? Pas vraiment, à cause des réponses précédentes et pour une raison supplémentaire: on ne boycotte pas un génie du cinéma international comme Steven Spielberg, point à la ligne. Minute! avant de revenir à la ligne, sachant d'une part, qu'il est l'auteur d'oeuvres monumentales comme La Liste de Schindler (Schindler's List, 1993), Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan, 1998), Arrête-moi si tu peux (Catch Me If You Can, 2002), Munich (2005), Le Pont des Espions (Bridge of Spies, 2015) et j'en passe et des meilleurs, et d'autre part, que son nouveau film Pentagon Papers (The Post) est nominé pour six Golden Globes dans les catégories suivantes : Meilleur Film, Meilleur scénario, Meilleur Acteur, Meilleur Actrice et Meilleur Musique. Il est accueilli avec tous les honneurs on dirait ! On peut faire du lobbying pour le dissuader de soutenir Israël ou même de le convaincre de boycotter l'Etat hébreux, mais pas de bannir ses propres œuvres artistiques qui n'ont rien à voir avec Israël.
Par conséquent, le ministre libanais de l'Intérieur, Nouhad Machnouk, ferait mieux de rejeter les recommandations du comité libanais de la censure, de rester sourd aux vociférations des militants qui vont dans ce sens et de laisser les Libanais eux-mêmes décider à titre individuel de voir The Post et Jungle ou de les boycotter.
Post-Scriptum (mercredi soir)
