
Précisons
pour commencer qu’il s’agit de Gebrane
Taouk, comme ça se prononce, et non Tok, pour faire genre. Cet homme est une illustration parfaite du féodalisme
libanais contemporain, que j’ai dénoncé il y a à peine quelques jours. Même
formatage que Dame Sonia Frangié, mais en plus soft. Le crime contre la nature
qu’il a commis, non seulement n’étonne aucun connaisseur des mentalités
libanaises, mais le confirme magistralement. « Cheikh » Gebrane,
comme l’appellent ses hommes, zalémto wou
jamé3to pour être correct, explique que le choix d’organiser le mariage de
son fils au pied des cèdres, répondait au besoin « d’un retour aux sources, d’un attachement à la terre et aux
racines, ainsi qu’à la volonté des habitants de la région ». Ché3ér ! Palabres
au pays des palabres. Ce qui est beaucoup moins poétique c’est l’agression de Youssef Taouk, l’activiste
écolo, médecin par ailleurs, sans qui nous n’aurions probablement pas eu vent
du scandale, qu’après la cérémonie de mariage. Non seulement il a été roué
de coups, après l’interview qu’il a accordé à la LBC, mais on lui aurait glissé
à l’oreille comme matière à réflexion : « fais gaffe à toi et à ta
famille ». Action, tous sur scène.

Il
y a une autre dimension à prendre en compte pour bien saisir ce qui se passe
dans la tête d’un homme comme Gebrane Taouk. L’ex-député de Bcharré considère inconsciemment que la forêt des Cèdres
lui appartient. Rien d’étonnant. Il est comme tout le monde, disons au moins comme beaucoup de Libanais. Vous croyez vraiment
que le gars de Faraya ou de Kfarzébian considère que la station de ski de
Ouyoun el-Simane ou tallit el-Mzar appartient à tous les Libanais ? Non. Idem
pour le gars de Baalbek, de Tripoli et de Beiteddine. A partir de là, envisager
des travaux à proximité de la forêt des Cèdres, ne pose pas le moindre souci à un
esprit comme Gebrane Taouk. D’autant plus, qu'un autre facteur
important, entre en jeu, et explique l’ensemble de la démarche. Aujourd’hui, le cheikh est
furax. Pas parce que ce tollé menace son cirque. Non, l’ex-député n’a aucun
doute qu’il va pouvoir montrer sa puissance féodale en toute tranquillité. Il
est plutôt furax parce qu’il est incompris ! Eh oui, Gebrane Taouk ne comprend pas comment des gens n’arrivent pas à apprécier
à sa juste valeur son « dévouement » pour la région de Bcharré et sa
forêt. Juger vous-mêmes. « Le
but des travaux étant l’aménagement d’un amphithéâtre artistique, selon un plan
bien étudié, qui a transformé cette décharge en un bel endroit, chic et
remarquable. » Yé3né bélmchabra7,
quelles bandes d’ingrats ces écolos ! Mais au fait, de quelle décharge il
parle ? Il n’y a jamais eu de décharge à cet endroit. Foutaises, oui !
Je reprends mon
souffle et je continue. Ce que Gebrane Taouk et son fils William ne pouvaient
pas ignorer, ce sont les sept points suivants.

2.
La municipalité de Bcharré affirme découvrir
le désastre comme tout le monde. J’en doute. Dans un village, tout se sait,
c’est pire que Facebook! Surtout le mariage du fils unique du cheikh ! En
tout cas, elle affirme que Gebrane Taouk
n’a demandé aucune autorisation en deux mois de travaux. Même un berger
nomade du jerd sait que tout
aménagement de cette importance exige des autorisations préalables, même au
Liban. Mais apparemment pas un ex-député de la nation pendant 28 ans. « Si tenir à ses racines est une faute,
je suis prêt à assumer mes responsabilités. » Pourquoi, « tenir à ses racines »
autorise la défiguration de ce lieu hautement symbolique pour l’ensemble des
Libanais, en violant, par deux fois, l’interdiction de construire à proximité
d'une forêt classée et la déclaration obligatoire des travaux ? Il n’y a pas de
doute, Gebrane Taouk vit dans un monde à part. L’engagement de ce dernier à réhabiliter les lieux, ne dispense
absolument pas le Conseil municipal de Bcharré et les autorités du caza de
Bcharré, de prendre les mesures nécessaires afin de sanctionner ces manquements
légaux, et prouver que non seulement nul n’est censé ignorer la loi, mais surtout,
que nul n’est au-dessus d’elle. Au passage, notez que le cheikh présente la
réhabilitation des lieux, en minimisant son infraction, comme une initiative généreuse de sa part et non
comme une obligation légale et morale. Et ce n’est pas tout, Gebrane Taouk se dit prêt à entreprendre
la réhabilitation, à l’amiable, dans le cadre d’une « évaluation »
des travaux, seulement après le mariage de William ! Wlik ya din el ayr, el sabé béddo yétjawoaz bel Aériz ! Consternant.
3.
Tout Libanais chrétien, spécialement maronite, notamment ében Bcharré sait, que cet
îlot de cèdres, se distingue de toutes les autres forêts du même genre au Liban,
notamment par le fait qu’il est connu sous le nom de Arz el-Rab, les Cèdres
de Dieu. Il faut savoir que la légende populaire veut que la transfiguration de Jésus -un événement capital pour le
christianisme, relaté dans les Evangiles de Mathieu, Marc et Luc, et qui
désigne la métamorphose miraculeuse du Christ, « son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements
devinrent blancs comme la lumière », avec l’apparition de Dieu, ainsi
que des prophètes Moïse et Elie, en présence de Jean, Pierre et Jacques, afin
de montrer la nature divine de Jésus-Christ à ses disciples- qui a eu lieu « sur une haute montagne » selon les écritures, soit
passée sur les cimes du Mont-Liban, du côté de Bcharré ! L’imprécision des
Evangiles a donné lieu à d’autres interprétations. Certains évoquent le mont Hermon
(Anti-Liban) et d’autres parlent du mont Thabor (Galilée).
Selon ces écritures, les apparitions de Dieu, Allah ou Yahvé, aux êtres humains, se comptent sur les doigts d'une main, ce qui fait de la Transfiguration un événement exceptionnel. Que cela soit véridique ou pas, et que l'événement eût lieu au Liban ou ailleurs, ében
Bcharré y croit dur comme fer à l'un et à l'autre, et cela Gebrane Taouk ne pouvait absolument
pas l’ignorer. Et là réside aussi, une part de sa faute. Si la parcelle où a eu
lieu ce crime contre la nature n’appartient pas légalement à l’Eglise maronite, cette dernière est censée veiller à la sacralisation des
lieux hautement symbolique pour les communautés chrétiennes, notamment
maronite. Et là encore, l’engagement du fautif à réhabiliter les lieux, ne
dispense pas d’une sanction religieuse, ne serait-ce qu’un communiqué condamnant
fermement ce qui relève du « blasphème ». L’ironie de l’histoire a voulu
que ce « blasphème » se déroule à la fête de la Transfiguration, 3id el tajallé, qui est célébrée par les
Eglises chrétiennes, le 6 août. En tout cas, nous sommes en droit d’attendre de l’Eglise maronite qu’elle
refuse de marier le fils de Gebrane Taouk, tant que les lieux n’ont pas
retrouvé leur configuration originale. La miséricorde chrétienne viendra
ensuite. Ma3lé.

Alors
que le Comité du patrimoine mondial demande aux autorités libanaises, depuis
des années, que certaines mesures de protection soient envisagées, notamment
celle de dégager les environs de la forêt et d'éloigner les magasins de
souvenirs (une horreur !), voilà que Gebrane Taouk décide de nous
compliquer la tâche, en faisant des travaux de terrassement à proximité de ce site classé. On croit rêver ! Sachez aussi, que le Threat Intensity Coefficient
pour le site de Qadisha-Arz, un paramètre qui évalue l’état de conservation
et les menaces qui pèsent sur les sites classés par l’Unesco, sur une échelle
de 100 (menaces maximales), a grimpé de
zéro dans les années 2000-2001 (où la menace était minimale) à 17 en 2011. Gebrane Taouk n’a pas eu
encore le culot de prétendre que ses travaux de cirque pour marier son fils,
allaient faire baisser le coefficient. Allah
yéstour pour le chiffre de 2014 ! Autre chose. La superficie de la
zone classée, la forêt des cèdres proprement dite, est estimée à 10,2 hectares
(1 ha = 10 000 m²). Par contre, la
zone tampon du site est censée atteindre 646 hectares, soit 6 460 000 m²,
ce qui représente 3/4 de celle du Bois de Boulogne à Paris et un peu moins
de deux fois celle de Central Park de New York. L’Unesco prévient que « de
nouvelles constructions à l’intérieur d’une zone tampon peuvent avoir un impact
sur un bien du patrimoine mondial et menacer sa valeur universelle exceptionnelle. »
Alors franchement, j'aimerai bien savoir qu’est-ce qu’ils en pensent Gebrane et William Taouk ? Wlé ya zalmi achbok ? Laïk, 2ol zone tamponn ! Wlik ya din el
aïyr, el sabé beddo yétjawoaz bel Aérz ! Encore une raison qui devrait pousser
le ministère public à bouger de lui-même. Afin de le motiver, les députés de la région, Elie Keyrouz et
Sethrida Geagea (épouse de Samir Geagea, et nièce de Gebrane Taouk, avec
qui elle a toujours eu de très mauvais rapports, soit dit au passage!) ont
dénoncé « la défiguration flagrante qui touche les environs immédiats de la
forêt historique des cèdres, d’autant plus qu’il met en danger la forêt qui
risque d’être retirée de la liste du patrimoine mondial ». Les députés de Bcharré demandent à la
municipalité de la ville et au Comité des Amis de la forêt des cèdres (une ONG
en charge de la gestion de la forêt) « de
prendre position concernant cette grave infraction » et aux ministres de l’Environnement, de la
Culture, du Tourisme et de l’Agriculture de « se saisir de cette affaire afin
de rétablir la situation qui prévalait, le plutôt possible ». Wait and see.
5.
Tout Libanais sait, surtout s’il est originaire du Nord, que dans la mémoire collective libanaise, toutes communautés confondues, aussi bien musulmanes que chrétiennes,
le cèdre de notre drapeau national, qui nous
rappelle amèrement que tout le Mont-Liban biblique était recouvert par ce majestueux
arbre, n’est pas un cèdre du Barouk, ni un cèdre de Maaser el-Chouf, ni un
cèdre de Tannourine, mais c’est bel et bien un cèdre de Bcharré-Arz ! Cela s’explique par diverses
raisons : la présence de nombreux arbres millénaires dans cette forêt, la légende de la
Transfiguration, l’ancienneté de la protection du site (dès le mandat
français), la station de ski (la première au Liban) et sa situation
géographique (un îlot de verdure caché dans cet environnement aride). C’est
pour dire, que les cèdres de cette forêt
ne sont vraiment pas comme les autres. Ils constituent le patrimoine de tous
les Libanais. Et que personne, pas même le bon Dieu, n’a le droit de défigurer
une région aussi symbolique pour tout un peuple, à des fins bassement personnels
et mercantiles, en violation aussi flagrante de la loi. L’intéressé, nombriliste comme tout
féodal qui se respecte, a le culot de préciser dans son communiqué à 5
piastres, qu’il ne voit dans ce tapage médiatique « qu’une tentative délibérée de certains personnes lésées, de
perturber un événement familial et populaire. » C’est c’là oui, encore un
adepte de la théorie du complot ! Lamentable.

En
pratique, depuis 2009, la loi libanaise prévoit une utilisation restrictive des
terres dans les zones naturelles, qui englobent la forêt des cèdres. Pour ce
qui relève de « la haute montagne »,
au-delà de 1900 m d’altitude, le SDATL prévoit : « Les modifications
apportées par l’homme doivent être étroitement évaluées et se restreindre au
minimum incompressible. En cas de nécessité, on admettra les pylônes
électriques... On évitera de construire d’autres routes... On mettra en place
des règles adaptées pour dissuader les constructions... ». Eh bien, ils en
prennent un coup les Taouk, père et fils ! A supposer que le cirque de
William est à 1899 m, ah ha, la loi a créé ce qu'elle appelle, « le corridor des Cèdres », qui correspond à tout le
versant ouest du Mont-Liban, entre 1500 m et 1900 m d’altitude. Pour cette zone, le SDATL précise : « cet espace, très peu habité, revêt
une importance capitale, dans la mesure où il constitue le terroir de l’arbre
emblématique du Liban, le Cèdre du Liban ». Par conséquent, le
schéma directeur d’aménagement du territoire libanais prévoit de « rétablir
les continuités écologiques tout au long de ce corridor, par des plantations de
cèdres ». Extraordinaire. Il n’est nullement question d’amphithéâtre grotesque
pour le mariage ridicule d’un fils à papa ! En dehors des installations liées
au ski, les autres développements, industriels, immobiliers ou même routiers,
sont totalement exclus. Waouh !
Non, mais on le sait, au Liban, ce ne
sont pas les lois qui manquent, c’est leur application qui fait souvent défaut.
7.
Et comme on dit dans nos contrées, kel 3érés elo orés. Affaire à
suivre.
A lire aussi (mise à jour, 20 août 2013)
Le mariage aura lieu en violation des lois, comme ils l’ont voulu et comme si de rien n’était ! (Art.173) par Bakhos Baalbaki