Eh oui, on aurait pu commencer par là. Mais bon, la vie politique serait trop belle, on vivrait tous dans le meilleur des mondes possibles et on s'ennuierait! Le Conseil
d'État, comme le suggère son nom, est une institution séculaire dont les
missions principales aujourd’hui consistent d’une part, à conseiller le gouvernement français pour la préparation des projets de loi/décret/arrêté, et
d’autre part, à juger les litiges relatifs aux actes des administrations
françaises. Saisi par la Ligue des droits de l’homme et le Collectif contre
l’islamophobie en France -concernant l’ordonnance en référé rendue par le
tribunal administratif de Nice le 22 août 2016, validant l’arrêté pris le 5
août 2016 par Lionnel Luca, maire de Villeneuve-Loubet (une ville située dans
les Alpes-Maritimes, entre Nice et Cannes), à propos des tenues autorisées
pour accéder à la plage- la plus haute des juridictions de l'ordre
administratif de la République française a tranché. « L’arrêté litigieux a ainsi porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle. » Ainsi, le Conseil d’Etat invalide indirectement
une trentaine d’arrêtés de même nature pris ces derniers jours en France.
L’enjeu de cette bataille juridique concerne, au-delà du port du burkini à la plage, le pouvoir des maires et surtout, les libertés fondamentales en France.
Les contestataires des arrêtés
arguaient que le burkini n’est qu’un voile, et si le voile est autorisé dans
l’espace public en France, par conséquent, les maires n’ont pas le pouvoir d’interdire
ce nouveau vêtement de bain à la plage. Pour eux, même si le voile ou le
burkini, est un signe religieux, rien dans la législation française n’interdit
de le porter à la plage. Pour les
partisans des arrêtés, l’interdiction du burkini à la plage est motivée d’une
part, par la laïcité, les bonnes mœurs, l’hygiène et l’égalité des sexes, et
d’autre part, par le risque de trouble à l’ordre public. C’est ce qui m’a amené
à parler d’arrêtés fourre-tout dans mes articles, même si je ne suis pas
pour le port du burkini! D’ailleurs, devant le Conseil d’Etat hier, les avocats
de Villeneuve-Loubet, n’ont défendu qu’une seule justification de l’arrêté de
la commune, le dernier, c’était le seul qui était défendable sur le plan
juridique.
Dans l’ordonnance qu’il a rendue
aujourd’hui, « le juge des référés du Conseil d’État rappelle que le
maire est chargé de la police municipale. Mais il souligne, conformément à une
jurisprudence constante depuis plus d’un siècle, que le maire doit concilier
l’accomplissement de sa mission de maintien de l’ordre dans la commune avec le
respect des libertés garanties par les lois. » Le juge précise que « les
mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de
réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent donc être
adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de
l’ordre public (...) et compte tenu des exigences qu’impliquent le bon accès au
rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la
plage. Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations et
les restrictions qu’il apporte aux libertés doivent être justifiées par des
risques avérés d’atteinte à l’ordre public. » Et puisque « aucun élément produit devant lui ne permet de retenir que
des risques de trouble à l’ordre public aient résulté... de la tenue adoptée en
vue de la baignade par certaines personnes », le juge des référés du
Conseil d’État considère que « le maire ne pouvait... édicter des
dispositions qui interdisent l’accès à la plage et la baignade alors qu’elles
ne reposent ni sur des risques avérés de troubles à l’ordre public ni, par
ailleurs, sur des motifs d’hygiène ou de décence. » Par conséquent, « il
annule l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nice et ordonne la suspension de cet article (mesure d'interdiction) ».
Le risque de trouble à
l’ordre public est une notion que beaucoup de gens en France, au Liban et
ailleurs, dans les pays arabes et anglosaxons, n’ont pas vraiment compris ou
n’ont pas voulu comprendre ! La présence de femmes voilées ou en burkini
(dont le port est essentiellement motivé, quoiqu’on dise, par des considérations communautaires
pour certaines et islamistes pour d’autres), dans un lieu aussi dense et exiguë
qu’une plage, dans des conditions aussi propices à l’énervement que sous un
soleil de plomb et partageant le sable et le sel, dans un contexte
post-traumatique dû à plusieurs attentats terroristes à caractère islamiste, où
il est difficile d’assurer l’ordre, eh oui, peut générer des troubles à l’ordre
public. Ce fut le cas à Sisco en Corse ! Au passage, sachez qu’on estime
qu’une ville frappée par un acte terroriste important, met près de 9 mois pour
retrouver une vie normale. La France n’a pas eu le temps de panser ses blessures depuis l'attaque odieuse de Charlie Hebdo le 7
janvier 2015. Elle a été frappée par au moins quatre attaques terroristes traumatisantes
(Charlie Hebdo-Hyper Cacher, Bataclan-Paris-Saint Denis, Nice,
Saint-Etienne-du-Rouvray). Il n’empêche que le port du burkini est un épiphénomène en France.
On en a fait une affaire d’Etat. Une enquête du Monde révèle que sur les 31
communes qui ont pris des arrêtés anti-burkini, seules 4 ont verbalisé des
femmes. 94% des 32 PV ont été dressés à Cannes et à Nice, 75% dans cette dernière ville. On apprend également
que la commune de Mandelieu-la-Napoule (Alpes-Maritimes), a déjà un arrêté qui
interdit de « se baigner habillé »
et depuis 2013 svp, sans que les maires de Nice et de Cannes, ainsi que le Comité
contre l’islamophobie en France, ne s’en soucient.
Allez,
une anecdote avant de passer aux choses sérieuses. Toute polémique surréaliste
apporte son lot de commentaires surréalistes. La palme d’or revient à un
intervenant sur mon mur, qui a invoqué la sécurité pour justifier les
interdictions, mais d’une drôle de façon. « Oui, sous le Burkini, elles (les
femmes) peuvent porter une ceinture explosive, c'est un mode comme un autre,
pourquoi pas? Sous le voile, un homme récidiviste peut se cacher et passer sous
la barbe de la police et traverser des frontières. C'est réduire à néant tout
le système d'identification de la personne. » Comment répondre sérieusement à
cette logique, autre que par le sarcasme. « Mais voyons, des terroristes en
burkini, on en attrape tous les jours en ce moment sur les plages de France et
de Navarre. D'ailleurs, on a constaté qu’ils opèrent souvent en binôme, tantôt
avec des Ninjas, tantôt avec des Pokémons! Allez, go, attrapons-les. Minute,
dites-moi avant, on fait quoi des manteaux, impers, parkas, soutanes,
doudounes, capuches, casquettes, bonnets, écharpes, lunettes de soleil,
lunettes de nage, combinaison de ski, masques de snowboard? Et pour les tailles
XL, XXL, XXXL? Et concernant les sacs à main, serviettes, mallettes, sacs à
dos, sacs marins, besaces, bananes, valises? A la poubelle et on brule tout ?
Vous vous rendez compte des pertes économiques et de la pollution
atmosphérique! Ça serait une vaste fumisterie. » Du grand n'importe quoi, comme
toute cette affaire. On aurait dû commencer par les sages du Conseil d’Etat.
Cela aurait protégé certains esprits de l’insolation politique.
Le Conseil d’Etat est naturellement
souverain. Sa décision doit être appliquée comme
l'exige un état de droit digne de ce nom. Ce respect n’autorise aucune
dérogation. Les arrêtés contre le port du burkini sont donc suspendus directement à Villeneuve-Loubet, par l'ordonnance elle-même, et indirectement dans les 30 communes de France ayant légiféré sur la question, par la jurisprudence créée par le jugement d'aujourd'hui.
Cette décision historique ne doit dispenser
personne de porter une réflexion profonde sur la polémique de l’été 2016, qui
restera forcément dans les annales. Cela concerne tout le monde, mais plus
particulièrement les protagonistes du feuilleton estival, les maires qui ont pris ces arrêtés, de bonne ou de mauvaise
foi, ainsi que les burkinistes qui se sont rendues à la plage, de bonne ou de
mauvaise foi également. Au rythme des échéances électorales et vu la bonne
santé du populisme et la radicalisation des esprits des uns et des autres, on allait droit dans le mur. Le débat
autour de cette question a révélé qu’il existe des clivages sociaux inquiétants
au sein de la société française. Le Conseil d’Etat est
intervenu pour y mettre un terme en rappelant le droit en la matière. Mais, cela ne semble pas dissuader les ténors de la
droite et de l’extrême droite, à l’exception d’Alain Juppé, le favori de la
primaire de novembre, de vouloir écrire un autre feuilleton pour l'automne et de réclamer en chœur une loi nationale pour interdire le port du burkini. Et pourtant, à l'issue de premier round autour du burkini, deux évidences républicaines s'imposent.
D’une part, il doit être clair pour les
uns, les maires antiburkinistes et leurs partisans, mais aussi, les leaders du
parti Les Républicains (je pense notamment à la déclaration irresponsable de Jean-François Copé, ancien président de l'UMP et candidat à la primaire présidentielle des Républicains : « La décision du Conseil d’Etat est la preuve qu’il faut une
loi pour interdire le burkini »), que la fin ne justifie pas les moyens et que la
politique politicienne et de confrontation n’est pas dans l’intérêt général de
la société française. Tout politicien ou citoyen qui se soucie un tant soit
peu des dérives communautaires en France, doit réfléchir sérieusement aux « moyens
efficaces » pour les contrer. Ces arrêtés vestimentaires, comme toute restriction abusive des libertés fondamentales religieuses, conduisent exactement
à l’effet inverse de ce qui est escompté, en amplifiant le communautarisme et
en accélérant le phénomène.
D’autre part, il doit être tout aussi clair
pour les autres, les burkinistes et leurs partisans, mais aussi les
personnalités françaises musulmanes influentes (je pense notamment à la déclaration tout aussi irresponsable de Marwan Muhammad, un franco-égyptien, directeur exécutif de l'association Collectif contre l'islamophobie en France, qui a déjà fait du lobbying pro-islamiste dans le passé, selon des révélations du Canard Enchainé il y a une dizaine de jours : « Malheureusement,
et ça, c’est quelque chose qui va rester dans l’histoire de notre pays, on ne
peut pas retirer le tort qui a été causé, on ne pas retirer les humiliations
qui ont été provoquées »), que tout ce qui est permis n’est pas
forcément souhaitable et l’affichage communautaire n’est pas dans l’intérêt
général de la société française. Tout Français ou étranger de confession musulmane, qui se soucie un
tant soit peu des dérives islamophobes en France, doit réfléchir sérieusement
aux « moyens efficaces » pour les contrer. Cette tenue de plage, comme tout affichage ostentatoire de l'appartenance communautaire et religieuse en public, conduit exactement à l’effet inverse de ce qui est escompté, en
amplifiant l’islamophobie et en accélérant le phénomène.
Toujours est-il que c'est exactement ça la France ! Elle n'est ni pour les burkinistes, ni pour les obsédés par les burkinistes, elle est pour les libertés fondamentales, fidèle à elle-même et aux valeurs universelles issues de la Révolution française: la liberté, l'égalité et la fraternité.