jeudi 30 janvier 2014

A l’occasion de la visite d’Arish, le jeune phénicien de Carthage, à Beyrouth ! Réflexions sur l'histoire du Liban (Art.207)


Le weekend dernier, beaucoup de Libanais suintaient de fierté au passage d’une compatriote, Aline Lahoud, dans une émission télé-crochet française, The Voice, dont le concept créé en 2010 par le milliardaire néerlandais John de Mol (fondateur d’Endemol, une usine à fric), a été vendu à plus d’une quarantaine de pays. Et pourtant, au musée de l’AUB, l’Université Américaine de Beyrouth, on s’apprêtaient à accueillir une créature insolite, dans le cadre d’une exposition exceptionnelle d’un mois, « The Young Phoenician Man of Carthage ».

Chab Byrsa, magheiro. Il vient de loin. Oui, de Tunis, mais de plus loin encore. Du 6e siècle avant JC ! Ce jeune homme âgé d’une vingtaine d’années est un phénicien de Byrsa, une colline située aujourd’hui en Tunisie. C’est le lieu même où la légendaire Elyssa, après l’assassinat de son mari par son frère, Pygmalion, le roi de Tyr, et afin d’épargner au petit royaume de Phénicie la guerre civile (tiens, tiens, comme par hasard!), s’est exilée en 814 avant JC et obtint l’autorisation du souverain berbère de la région, de fonder une cité de la superficie d’une peau de bœuf. C’était sans compter sur l’ingéniosité de la princesse phénicienne, qui découpa la peau du bœuf en fines lanières et délimita ce qui constituera plus tard la remarquable ville de Carthage, comme en témoigne la représentation graphique de la cité ci-dessous, une redoutable puissance qui a failli renverser le cours de l’histoire, écraser Rome, placer le Vatican dans un pays arabe et épargner au monde, la frime des machistes italiens ! La colline abrite aujourd’hui le musée de Carthage, dédié essentiellement au précieux héritage phénicien, et la sublime cathédrale Saint-Louis, construite en 1884 et dédiée au roi de France Louis IX, mort à Tunis en 1270.

Toujours est-il, le jeune homme a été découvert nu, de vêtements et de chair, par l’archéologue français, Jean-Paul Morel, sous forme d'un squelette, en 1994, au fond d’une chambre funéraire à deux fosses, alors qu’au départ on voulait tout simplement planter un arbre. Dans cette sépulture, on y trouva une pierre scarabée illustrant un athlète tenant une fleur de lotus, un petit vase en ivoire et un chapelet d’une vingtaine d’amulettes, pour l’accompagner dans son ultime voyage. « Disparu trop tôt, arraché prématurément à la vie et à l’amour des siens, il était sans doute de bonne naissance et son corps fut enseveli au sein de cette généreuse terre d’Afrique », lit-on dans l’hommage de Leila al-Ajami al-Sabeï, présidente du Conseil international des Musées à Tunis et Commissaire d'une exposition sur cette découverte exceptionnelle.

Etant donné la bonne conservation du squelette, et la certitude que le défunt était un phénicien de Carthage, un descendant d’Elyssa et un ancêtre de Hannibal Barca, la tentation était éminemment grande de donner au jeune homme de Byrsa une forme humaine, en chair et en os. Pour se faire, on fit appelle à un laboratoire parisien et à Elisabeth Daynès, une dermoplasticienne française, spécialiste de la reconstitution de personnages anthropomorphiques à partir de restes osseux. A son actif, l’homme de Néandertal, Lucy et Toutânkhamon. Depuis 2010, on peut y rajouter le phénicien de Byrsa. Pour l’état civil, on donna au jeune homme le nom d’Arish (ou Ariche), l’homme désiré, selon les inscriptions puniques. Et comment ! Il a fallu 16 ans de travail pour accomplir ce miracle scientifique. On estime le coût de cette reconstitution à 31 000 euros, une somme modique comparée aux retombées historiques, scientifiques et économiques.

Le résultat est impressionnant. Certains, en Tunisie comme au Liban, y verront un cousin, un voisin ou un homme qu'ils auraient croisé quelque part. D’autres n’y verront personne en particulier. En tout cas, tous les ingrédients sont là pour relancer l’engouement pour nos illustres ancêtres, originaires de la cité phénicienne de Tyr, infatigables navigateurs et commençants, inventeurs de l’alphabet moderne, comme en témoigne cet échange drôle, relevé sur le site d’Annahar hier :
- Hassan Ali (chiite) : « Félicitations aux maronites, hehehe, soyez contents de retrouver votre ancêtre ! »
- Ziad (maronite) : « Le nôtre et le tien aussi, ô toi l’intelligent ! Pourquoi, d’où crois-tu descendre ? »

Hélas, ce drôle d’échange est tout de même révélateur d’une réalité bien amère. Pour la saisir, je tenterai de résumer à ma manière, notre livre d’histoire, avec une approximation caricaturale. A nos marques, prêts, partons.
- Que dire de la période phénicienne ?  
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
- Et de la période arabe ? 
Faut zapper, elle intéresse les musulmans mais irrite les chrétiens.
- Et de la période croisée ? 
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
- Et de la période ottomane 
Faut zapper, elle intéresse les druzes mais irrite les maronites.
- Et de la période française ? 
Faut zapper, elle intéresse les maronites mais irrite les druzes.
- Et de la période palestinienne 
Faut zapper, elle intéresse les sunnites mais irrite les chrétiens.
- Et de la période israélienne ? 
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens mais irrite les musulmans.
- Et de la période syrienne ? 
Faut zapper, elle intéresse les musulmans mais irrite les chrétiens.
- Et de la période assadienne ? 
Faut zapper, elle intéresse les chrétiens et les chiites mais irrite les chrétiens et les sunnites.
- Et de la période hezbollahi
Faut zapper, elle intéresse les chiites, les druzes et les chrétiens mais irrite les sunnites et les chrétiens, pas les mêmes, cela va de soi.

Hélas, c’est sans parler du fait que même de nos jours, certains compatriotes sunnites, adeptes du « Liban en premier » officiellement (des partisans de Saad Hariri / courant du Futur) ou officieusement (des partisans de Nabih Berri / Amal et de Walid Joumblatt / Parti socialiste), contestent l’existence historique du « Liban », qui est cité plus d’une centaine de fois dans la Bible, indépendamment de la Syrie, qui elle, y figure à peine. C’est sans parler aussi du fait que certains compatriotes chiites (des partisans de Hassan Nasrallah / Hezbollah), contestent l’existence organique du « Liban » comme une entité indépendante du Guide suprême de la République islamique d’Iran. C’est sans parler non plus du fait que certains compatriotes chrétiens contestent l’existence biologique du « Liban » comme un pays arabe (des partisans de Michel Aoun / Courant patriotique libanais, d’Amine Gemayel / Kataeb et de Samir Geagea / Forces libanaises).

Waouh ! Non, mais, quel pays on espère construire, avec ces clivages profonds et ce patchwork d’histoire ? Un bordel ? Ya reit, j’aimerais bien. Au mieux, peut-on espérer une tour de Babel ! Les Libanais ne sont pleinement et entièrement d’accord sur aucune période de leur histoire. Même pas sur la mythologie d’Adam et Eve. Avouez qu’on a là un petit problème quand même. Certains diront que tout cela relève de l’histoire ancienne. Oui, sauf que si sur des faits historiques évidents et révolus, on ne parvient toujours pas à nous mettre d’accord, pour des raisons idéologiques et politiques, comment peut-on espérer avoir le même projet d’avenir pour le pays du Cèdre ? Wlak, même le cèdre, l’emblème du Liban, pose problème pour certains. Eh oui, ce n’est pas drôle.

Bon, pour relativiser ce tableau caricatural et déprimant, et terminer sur une note positive, disons qu’il est normal et habituel, même dans les pays développés, d’avoir des perceptions différentes des événements historiques. La Révolution française, n’a pas la même place, que l’on soit de droite ou de gauche en France. Le gouvernement de Vichy, la guerre d'Algérie et Mai 68, sont trois sujets qui ne font pas l'unanimité. Rappelons aussi dans ce contexte l’impossibilité d’insérer une référence aux « racines chrétiennes de l’Europe » dans la nouvelle Constitution européenne sous divers prétextes. L’approche de la ségrégation raciale aux Etats-Unis et la guerre du Viêt Nam posent encore et toujours des problèmes. Le révisionnisme est condamnable pour l’holocauste mais pas pour l’esclavage qui n’en est pas moins ignoble pour autant. Les exemples peuvent être multipliés à l’infini.

Mais, une chose est sûre, parvenir à une histoire consensuelle et apaisée, que l’on se situe dans un pays développé ou dans un pays en voie de développement, exige des citoyens à la fois de la sagesse, qui permet d’avoir du recul et de se détacher des événements, mais aussi et surtout, de la maturité, afin de comprendre que ce qui fait une nation, comme une personne, c’est l’ensemble de son histoire, et non une partie ! Par conséquent, il faut apprendre à l’assumer, dans son ensemble et dans sa diversité, les pages glorieuses et celles qui le sont moins. C'est primordial pour dépassionner les esprits et évoluer.


Réf.
The exhibition will run from January 29 to February 26, 2014. Opening hours are Monday to Friday 9:00 am to 5:00 pm. Exceptionally, the museum will also open on weekends between 11:00 am and 5:00 pm. For more information, please call 01-340 549.

samedi 11 janvier 2014

Quand Abou el-Abed et Crocodile Dundee ne font plus qu’un (Art.205)


Décidément, on dirait que c’est la semaine internationale des crocodiles au Liban ! Ils se sont donnés le mot. Jem3it el tmessi7 bé lébnènn. Et BB votre obligé devient pour l’occasion et par la force des choses, le grand rapporteur de leurs mésaventures au pays du Cèdre.
  
A peine nous nous sommes remis de nos émotions après la réapparition d’un des nombreux crocodiles qui se la coulent douce dans les eaux de Nahr Beyrouth -ma7adann fadilo, personne n’en a cure ni aux ministères de l’Environnement et de l’Agriculture, ni à la Défense civile, ni à la municipalité de Beyrouth- voilà qu’on apprend qu’un autre reptile fut découvert avant-hier dans une décharge située entre Qana et Bint Jbail, non loin du village de Tebnine, à une quinzaine de kilomètres de Tyr. Une présence comme un pied de nez à l’armée libanaise, à la Force intérimaire des Nations Unies au Liban et en violation de la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations-Unis.

Sur le coup, je voyais ça venir. Ils vont encore nous repasser le disque de l’aigle de Bonelli. La bête n’est rien d’autre qu’un crocodile espion israélien ! On connait la chanson. Voyons, quel animal pourrait représenter cet Etat agressif mieux que ce reptile, hein ?

Eh bien non, il n’en a rien était. Dans un premier temps, nous avons eu droit plutôt à une drôle d’histoire, une sorte de mixage de personnages, où à l’arrivée Crocodile Dundee et Abou el-Abed ne faisaient plus qu’un. Un chasseur du coin aurait surpris un reptile géant dans une décharge, et aurait réussi à le tuer malgré la férocité dont la bête était capable, allant sans doute à rêver qu’une belle blonde surgirait de la terre sainte de Qana, impressionnée par cette expression pure d’une virilité rare de nos jours, se jetterait à ses pieds et le supplierait de prendre le rôle de Paul Hogan et de la suivre à New York comme dans ce film culte des années 80.

Tout aurait pu aller pour le mieux dans le meilleur des mondes si quelques heures plus tard, la NNA, l’Agence nationale de l’information, ne s’était pas chargée de briser le rêve d’Abou el-Abed et la mythologie de notre Crocodile Dundee. On apprend de l’agence libanaise à travers une dépêche tardive dans la soirée que le crocodile en question vivait dans le jardin d’un notable du Sud-Liban. Certains prennent des chats, d’autres des chiens, notre nouveau-riche-sudiste-notable, fawkass sur un crocodile. On découvre aussi que c’est parce que le reptile est mort que le propriétaire a demandé au gardien de la résidence de se débarrasser du cadavre de l’animal dans la décharge de Tebnine. A l’arrivée, la tentation était grande pour ce sympathique Abou el-Abed du Sud de se faire passer pour Crocodile Dundee, comme l’atteste cette photo souvenir. Eh oui, les paroles s’envolent, les photos comme les écrits, restent.

Toujours est-il, il va falloir que l’Etat libanais se décide quand même à constituer une commission d’investigation et d’enquête, je me porte volontaire, pour comprendre pourquoi le pays du Cèdre, la Suisse de l’Orient, où coulaient jadis le lait et le miel, attire à ce point ces antipathiques reptiles, des tueurs à sang froid, dans les eaux libanaises ? Est-ce que c’est à force de voir des éléphants roses volés dans l’espace aérien libanais et d’avaler des couleuvres en tout genre à longueur de journée, que certains prennent au pied de la lettre le terme, témsa7na, et ils se sont crocodilisés?  Une piste à explorer.

En tout cas, je remercie ces reptiles de m’avoir donné deux occasions pour exprimer indirectement mon désintérêt absolu des palabres autour de la formation du nouveau gouvernement, qui à l'en croire certains, serait la panacée. Pour s’inspirer d’Abou el-Abed, disons que la morale de l’histoire est double. El chabibé déïmann la2tinn elmchklé men danaba, certains ont tendance à attraper le problème toujours par la queue. Alors, méfiez-vous des apparences !


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jeudi 9 janvier 2014

Et pendant ce temps, les crocodiles se portent bien au pays où coulaient jadis, le lait et le miel (Art.204)


Depuis que je m’adonne au plaisir de l’écriture, au grand bonheur de mes amis, et je sévis sur le réseau pour certains, j’ai fait le choix de parsemer mes articles rédigés avec la langue de Molière, de formulations écrites avec la langue de Gibran Khalil Gibran et celle d’al-Moutanabbi. Audacieux ? Non, pas vraiment. Même si peu de journalistes ou d’écrivains, au Liban comme ailleurs, osent aborder des sujets politiques ou de société, avec autant de sérieux, d’humour et d’extravagances. Non, je dirais plutôt, à chacun son style. Le mien, on le reconnait parmi mille. Une de mes recettes préférées consiste à saupoudrer mes plats avec des termes et des maximes populaires, et des jurons s’il le faut, en arabe et en libanais svp ! J’écris comme vous pensez, c’est aussi simple que ça. C’est une habitude fréquente au Liban, depuis la nuit des temps. J’ai voulu l’officialiser et lui donner ses lettres de noblesses, quitte à agacer les conservateurs snobinards et les cons tout court. Faut croire que je peux me le permettre et vous adorez ça. Je ne vais donc pas me gêner.

Longue introduction pour dire que la sagesse libanaise de nos ancêtres est infaillible comme on peut le constater dans cet adage : « 3échir el qaom arb3ine yaoum, ya bétsir metloun ya béter7al 3announ. » C’est criant de vérité : fréquente les gens une quarantaine de jours, soit tu deviens comme eux, soit tu t’éloignes d’eux ! Moi je suis parti à contre-coeur comme tant d’autres. Et depuis, j’essaye de revenir régulièrement. Mais rien à faire, je suis systématiquement refoulé aux frontières par les nouvelles du Liban.

Au début de l’année, un attentat horrible dans la banlieue sud de Beyrouth nous a rappelé que notre pays est plongé jusqu’à nouvel ordre dans la guerre civile syrienne. A peine nous avons eu le temps d’essuyer nos larmes et d’enterrer nos morts, qu’il fallait avaler la couleuvre de la « fiche magique d’état civil » du kamikaze ! Pour ceux qui ont raté ce chapitre, je leur conseille de découvrir le parcours mystérieux de ce document magique qui a mis les enquêteurs en quelques minutes seulement, sur la piste des djihadistes sunnites, en lisant le post-scriptum de mon dernier article, sachant qu'aux dernières nouvelles, le soi-disant tweet de revendication de « da3ich » (l’Etat Islamique d’Irak et du Levant), info diffusée en boucle par les médias d’épouvante du 8 Mars, n’a jamais été retrouvé.

Et s’il n’y avait que cela ! En fin d’année, un attentat horrible dans le centre de Beyrouth nous a rappelé aussi que notre pays n’est jamais sorti de la guerre civile libanaise. A peine nous avons eu le temps d’essuyer nos larmes et d’enterrer nos morts, qu’il fallait souhaiter la bienvenue au dernier éléphant rose dans l’espace aérien libanais : l’assassinat du gentleman premier ministrable sunnite, Mohammad Chatah, aurait été commandité par le royaume sunnite d’Arabie saoudite et exécuté par le non moins sunnite, Fouad Siniora ! Un truc comme ça. Là aussi, pour ceux qui étaient occupés par les préparatifs du réveillon, vous pouvez vous rattraper avec mon avant-dernier article sur le sujet.

Les derniers mois n’étaient pas mieux pour autant. Des attentats, des morts, des blessés et toujours cet éternel clivage : d’un côté, des Libanais sincères, qui pleurent des larmes de sang à chaque tragédie qui frappe le pays du Cèdre et de l’autre côté, des Libanais hypocrites qui versent des larmes de crocodile à chaque événement tragique qui secoue le Liban. Et voilà comment notre pays semble condamner ad vitam aeternam à alterner les larmes de sang et les larmes de crocodile. A coup d’alternances et de larmes sur cette terre, nous avons fini par teinter wlak 7ata Nahr Beyrouth, qui semble incarner aujourd’hui ce clivage lacrymal digne d’une histoire mythologique phénicienne, mais en plus gore, où le bel Adonis est remplacé par Crocodylus Niloticus. Et à force de côtoyer cette terre, même Nahr Beyrouth a fini par nous ressembler : là où coulaient jadis, le lait et le miel, comme dit la Bible, coulent aujourd’hui, le sang et les crocodiles. Et ce n’est pas qu’une métaphore !

A Beyrouth, tout le monde sait qu’il y a un « cours d’eau » d’une trentaine de kilomètres qui traverse la capitale du Liban. Achtung baby, la terminologie n’est valable qu’au printemps. Selon le niveau d’eau et le débit, on peut s’autoriser le luxe de parler du « fleuve de Beyrouth » en hiver. Pour les autres saisons, la prudence linguistique est de mise. La « rivière de Beyrouth » est tout juste suffisant au printemps. Quant à l’été, le « ruisseau de Beyrouth », est le terme qui convient le mieux. En tout cas, dans toutes les villes du monde, au moins dans les pays occidentaux, les rives des fleuves sont les endroits les plus beaux et les plus romantiques, comme le prouve le classement des deux rives de la Seine à Paris sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ceci est valable partout, sauf à Beyrouth. Même pour s’engueuler, ce n’est pas un lieu de prédilection ni pour un couple libanais, ni pour un couple srilankais, ni pour un couple de réfugiés syriens, ni pour un couple de réfugiés palestiniens, ni pour personne. Le comble, c’est que ça n’a jamais été le cas : son lit est bétonné depuis des lustres, pour faire propre, soi-disant à l’image de la ville, alors que son eau est usée, c’est le cas de le dire, à l’image de la ville aussi.

Toujours est-il, vous vous souvenez sans doute de ce jeune crocodile apparu mystérieusement dans Nahr Beyrouth l’été dernier. Il mesurait à peu près 1 mètre et avait autour de 4 ans. Un petit reptile ramené probablement au Liban par des compatriotes inconscients quand il ne mesurait qu’une trentaine de centimètres. Il a du barboter pendant un certain temps dans la baignoire des apprentis sorciers. Devenant encombrant, il fallait jeter le bébé-croco avec l’eau du bain ! Ainsi, ce crocodile du Nil s’est retrouvé sur les rives de Nahr Beyrouth du côté de Sukleen, évidemment. En réalité, des témoins avaient affirmé que Croco n’était pas seul. A l’âge adulte cette espèce peut mesurer 2 à 6 mètres. Après avoir cru à un canular, tout le monde s’était mobilisé. Les curieux, pour prendre une photo, et les défenseurs des animaux, pour éviter qu’on ne traite l’affaire d’une manière expéditive (en le tuant), ainsi que les services administratifs pour le capturer et l’envoyer se la couler douce dans un zoo étranger.

On s'étaient couchés en cette nuit de juillet, rassurés et sereins, l’Etat libanais veille sur notre sécurité. A défaut de nous protéger des bombes humaines et du déchainement des éléments de la nature, il nous protègera de la férocité des animaux sauvages. Six mois plus tard, qu'elle fut grande la surprise de découvrir que le crocodile du Nil se porte merveilleusement bien dans les eaux du fleuve de la capitale libanaise ! Il faut croire que sur les rives de Sukleen, la décharge de la ville, il ne doit pas manquer de nourriture. Et même en amont, dans ce pays soi-disant civilisé et membre des Nations-Unis, les abattoirs -et pas que les abattoirs, les industriels et les égouts aussi!- déversent en toute liberté, en toute impunité et en toute saison, leurs détritus dans le fleuve de Beyrouth. La veille des fêtes de fin de je ne sais plus quelle année, j’étais stupéfait devant l’horreur que j’ai immortalisée dans cette photo. Heureusement qu'à l'époque il n'y avait aucun reptile, car figurez-vous j'étais dans le lit du fleuve !

Enfin, revenons à nos moutons et nos crocodiles. Les services du ministère de l’Environnement et de l’Agriculture, ainsi que ceux de la municipalité de Beyrouth et de la Défense civile étaient chargés de capturer l’animal et de l’envoyer sain et sauf à l’étranger. Ils ne l’ont pas fait. Rien de vraiment étonnant au pays du Cèdre. A voir le reportage, on comprend pourquoi ! Soyons magnanimes, disons qu’il y a bien une excuse raisonnable à cela. Je pense qu’elle réside dans le fait qu’à l’heure actuelle, ce crocodile est de loin le résident du Liban le moins dangereux de tous, espèces indigènes comprises, moi en tête de liste. Enfin, n’allez tout de même pas lui donner à manger dans votre main ! Contrairement aux propos rassurants de la jolie militante d'Animals Lebanon dans le reportage, pour éviter la panique des ignares, Crocodylus Niloticus n’est pas un animal de bonne compagnie. Il est agressif, gourmand et pas très reconnaissant, comme d’ailleurs certains humains dont le comportement prouve qu'ils sont non seulement des reptiles bipèdes, mais en plus, qu'ils n'ont pas trouvé d'autres moyens d’exprimer leurs sentiments qu'à travers les larmes de ce tueur à sang froid.

Telle semble être la mythologie phénicienne des temps modernes. Les larmes de sang et les larmes de crocodile, versées dans Nahr Beyrouth, ont fini par engendrer des reptiles dans le fleuve de la Phénicie d'antan. Après nous avoir fréquenté quarante jours, ettmési7 saro ménna wou fina, ces alligators sont devenus une partie intégrante de notre nation. 


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