mercredi 20 février 2019

Mariage civil au Liban: pour éviter de voter une loi uniquement pour les bobos de Beyrouth (Art.597)


La première fois que le sujet était évoqué, nous n'étions pas nés. La République libanaise existait, mais elle était encore sous mandat de la France. Je lis dans vos pensées: nous aurions dû le rester! Toujours est-il qu'à l'époque déjà, ça m'a fait sourire. Pas en 1936, mais en 1998. Nous étions sous une double occupation, syrienne et israélienne, sous la répression de l'appareil sécuritaire libano-syrien, la milice chiite toujours armée jusqu'aux dents, et tout ce que le président chrétien Elias Hraoui avait trouvé comme diversion sociale, c'est de proposer le mariage civil au Liban.

L'idée sera remise aux calendes grecques par le Premier ministre sunnite de l'époque, Rafic Hariri. Et rebelote en 2019, avec une variante. C'est la ministre de l'Intérieur, de confession sunnite, Raya el-Hassan, qui prend l'initiative de remettre le dossier sur la table. Elle a évidemment le feu vert du Premier ministre, Saad Hariri. C'est l'occasion de pousser la réflexion au-delà de l'évidence.

Municipalité de Beyrouth (photo site Solidere)

Avant de proposer un projet de loi sérieux sur le mariage civil, nous devons nous poser quelques questions sur le timing, les raisons, la faisabilité et les modalités d'application. Sinon, ce tapage relève du don quichottisme tout simplement.

 1  Est-ce le bon timing?


Sûrement pas, comme c'est souvent le cas au Liban. C'est comme le débat grotesque sur la légalisation du cannabis. Dans un pays où l'on n'est même pas capable d'obliger les gens à respecter le Code de la route et payer leur consommation électrique, parler du mariage civil et du cannabis relève du surréalisme.

 2  A quoi bon d'autoriser le mariage civil dans un pays d'Orient?


Surtout qu'à la base, et dans la plupart des pays en Occident, le mariage civil s'est imposé parce qu'il y avait une frange importante de la population qui ne croyait pas en Dieu et n'avait aucune confiance dans ses représentants sur Terre. Ils ne pouvaient donc pas se marier dans un édifice religieux par des hommes religieux. Est-ce le cas au Liban? 

Sans doute, mais il y a fort à parier que c'est une petite minorité de la population libanaise, qui par ailleurs, n'ose pas l'afficher en dehors d'un petit cercle fermé. Tenez, il serait intéressant de savoir combien de Libanais ayant des parents chrétiens ne baptisent pas leurs enfants et combien de Libanais de parents musulmans ne circoncisent pas leurs fils! Entre la parole et l'acte, il n'y a qu'un pas que beaucoup de gens ne franchissent point.

 3  Est-ce faisable de légaliser le mariage civil au pays du Cèdre?


Le mariage civil s'est imposé en Occident parce qu'il y avait aussi une volonté politique de séparer l'Eglise de l'Etat, notamment en France, et pour le reste des pays occidentaux, afin d'empêcher les autorités religieuses (chrétiennes en l'occurrence) de continuer de contrôler la vie des citoyens d'une manière abusive. Est-ce le cas au Liban? 

Absolument pas. Personne n'ose encore monter sur ce front! Et si c'est le cas, il faudrait commencer déjà par empêcher les muezzines de réveiller et de déranger tout le monde, musulmans et chrétiens, croyants et athées, à 4h du matin et à toutes heures de la journée, et interdire aux prêtres de sonner les cloches tout au long de la journée, et diffuser les messes par haut-parleurs tout au long de l'année, dans les oreilles des chrétiens comme des musulmans, qu'ils soient croyants ou athées. Et bonne chance!

 4  Peut-on appliquer le mariage civile au Liban?


De ce qui précède, on pourrait conclure que d'un certain point de vue, les vraies raisons qui peuvent justifier l'instauration du mariage civil au Liban ne sont pas encore réunies. Le peuple dans sa majorité, toutes appartenances communautaires confondues, n'est vraiment pas mûr pour franchir le pas, et les hommes religieux chrétiens et musulmans sont encore trop puissants pour s'y opposer efficacement.


Cela étant dit, poussons le débat encore plus loin. Imaginons que la ministre de l'Intérieur réussisse à concocter un projet de loi malgré cette double résistance et posons-nous quelques questions supplémentaires. Jamais l'expression « le diable se cache dans les détails » n'a été aussi pertinente.


 5  Comment légaliser le mariage civil?


Pour réussir, il faut éviter bien des écueils et surmonter de nombreux obstacles : les autorités religieuses musulmanes ET chrétiennes (qui refusent à l'unanimité que l'institution du mariage leur échappe, pour des raisons aussi bien idéologiques que financières, sachant que les procédures de divorce sont très lucratives!), la commission parlementaire (chargée d'élaborer le projet de loi), le Conseil des ministres (seul le Premier ministre Saad Hariri a fait connaître clairement son approbation), le président de l'Assemblée nationale (Nabih Berri, qui contrôle l'ordre du jour du pouvoir législative), le Parlement (via le vote des représentants de la nation) et le président de la République Michel Aoun (chargé de promulguer la loi). Inutile de dire, ça relève d'une mission impossible.

 6  Qui célébrera le mariage civil?


A priori, les maires. Soit, mais est-ce qu'un maire maronite peut marier civilement un couple druze, sous l'applaudissement général des invités? Une question qui dérange? Oui mais ça ne sert à rien de faire l'autruche, jusqu'à nouvel ordre, maires et citoyens ont une confession officielle au Liban. Comment se passera le mariage d'un couple chiite devant un maire sunnite et un couple orthodoxe devant un maire chiite dans les communes mixtes? Une formalité? Rien n'est moins sûr.

 7  Où se tiendront les cérémonies?


Dans les mairies, sauf qu'au Liban on n'en a pas! A défaut, dans les bâtiments municipaux (les municipalités) ou gouvernementaux (les sérails). Waouh, le rêve des Belles au bois dormant et des Princes charmants ! Que des bâtiments laids dans 99% des cas. Seuls quelques édifices de l'Etat, des époques française et ottomane de certaines grandes villes libanaises - les municipalités de Beyrouth, Jounieh et Tripoli, ainsi que les sérails de Beyrouth et Baalbek, etc.- offrent un cadre esthétique digne d'une cérémonie de mariage. Les autres feraient un bon cadre pour les divorces éventuellement! Ce n'est absolument pas le cas en France, où 99% des mairies des communes françaises ont un charme indéniable. 

Ah mais ce n'est que le décor diraient certains. Oui parce que dans un mariage, le décor ne compte pas! Oublions un instant l'impact religieux, vous croyez que beaucoup de Libanais hésiteront une seconde entre une jolie église ou une belle mosquée et un bâtiment municipal affreux? Allons bon, dans la contrée du m'as-tu-vu et du paraître! A ce propos, qui est partant pour se marier à la municipalité de Saïda? Alors, tout le monde est aux abonnés absents, hein!

Municipalité de Saïda (photo site LBCI)

Pour élargir l'offre, il faudra peut être envisager d'autoriser les cérémonies de mariage civil dans n'importe quel édifice de l'Etat ou site archéologique, moyennant le paiement de frais de location, laissant aux citoyens libanais la possibilité de choisir. Le palais de Beiteddine dans le Chouf, le temple de Bacchus à Baalbek, le château de Saint-Gilles à Tripoli, la cité d'Anjar, l'hippodrome de Tyr, etc. C'est une façon de faire connaître le patrimoine du Liban aux citoyens libanais. Pour éviter la dégradation des lieux, les sites ne seront que partiellement ouverts à un public restreint et l'argent récolté servira essentiellement à la préservation des lieux.

 8  Qu'en est-il de l'objection de conscience?


Une telle loi donnera certainement aux maires le droit de faire valoir l'objection de conscience pour refuser de célébrer un mariage civil dans leur commune. Ce qui posera un grand problème : où iront les couples refoulés ? Eh bien, il faut le prévoir. C'est pour cette raison qu'en France, l'argument est irrecevable, un maire ne peut pas refuser le mariage civil, même d'un couple homosexuel ! Enfin, s'il ne souhaite pas prendre part, il a l'obligation de confier la cérémonie à son adjoint-e. 

Connaissant le penchant religieux des Libanais, avec beaucoup d'hypocrisie soit dit au passage, et l'enracinement du confessionnalisme au Liban, qui fait partie de l'identité libanaise, est-il très difficile d'imaginer la suite? Sous la pression sociale des défenseurs zélés des religions et des religieux, une telle loi sera essentiellement appliquée à Beyrouth. 

Et encore! Sachant que les maires de quartier n'ont pas de mairies à proprement parler, pour ce faire, il faudrait que la municipalité de Beyrouth ou le gouvernement libanais mettent leurs magnifiques édifices à leur disposition, ce qui est a priori inenvisageable dans le premier cas et impensable pour le second. Se posera aussi le problème de l'objection de conscience.

A moins que le mariage ne soit célébré par le chef de la municipalité de la ville lui-même, Jamal Itani en ce moment. Etant de confession sunnite, rien ne dit qu'il acceptera de marier civilement ses administrés, au risque de tomber sous le coup de foudre du mufti de la République. Et même si c'est le cas, il sera débordé s'il devait assumer seul cette mission. Pour y remédier, on pourrait créer des postes spécialement pour le mariage civil. 

Reste une question importante à trancher : faut-il réserver le bâtiment municipal de Beyrouth, somptueux, aux résidents de la capitale, les autres Libanais devant se contenter de ce qu'ils ont, de la laideur municipale en général ?

 9  Finalement, est-ce que le mariage civil est vraiment indispensable au Liban?


Partant de tout ce qui précède, on pourrait dire pas vraiment, sauf que dans trois situations, l'union civile est incontournable.

. Primo, quand on ne croit pas en Dieu et dans ses représentants. C'est l'authentique et la principale raison d'être du mariage civil. Donc, il faut commencer par le rappeler et l'assumer.

. Secundo, quand on croit en Dieu, mais on refuse certaines contraintes religieuses et sociales qui rendent le divorce intracommunautaire compliqué, l'héritage injuste, l'inhumation athée impossible, etc. Pour le divorce, c'est le cas des communautés chrétiennes catholiques en général et maronite en particulier. Pour l'héritage, c'est le cas des communautés musulmanes.

. Tertio, quand on croit en Dieu, mais on refuse certaines contraintes religieuses et sociales qui compliquent le mariage intercommunautaire. C'est le cas des couples mixtes, interreligieux (musulman-chrétien) et interconfessionnels (sunnite-chiite, maronite-orthodoxe, etc.). On a beau se réclamer du même monothéisme, il n'empêche que dans ce domaine les tartuffes sont légion, aucune des religions et confessions judaïques, chrétiennes et islamiques, ne voit d'un bon œil ce genre d'union. Dans ces cas, la seule solution passe par le mariage civil. 

A vrai dire, et si le mariage civil n'était autre chose que cette pierre philosophale que nous recherchons depuis la nuit des temps, pour nous guérir de cette sclérose communautaire et transformer le baratin sur l'union nationale islamo-chrétienne en ce qu'il y a de plus noble, des unions de destin de personnes de confessions différentes, pour le meilleur et pour le pire? Le pape Jean-Paul Il avait bien raison: le Liban est plus qu'un pays, c'est un message. Soyons à la hauteur.

 10  Quelle est la place du mariage civil par rapport au mariage religieux dans un pays comme le Liban?


C'est le cœur du problème. En d'autres termes, nous devons décider d'une part, si le mariage civil sera uniquement facultatif, et d'autre part, si le mariage religieux restera obligatoire (comme le voudraient les religions et les religieux islamo-chrétiens).

Désolé d'insister, mais il ne faut pas perdre de vue la raison d'être du mariage civil : se détacher des institutions religieuses et de Dieu. Cela implique forcément tout le contraire de ce que certains défenseurs du mariage civil voudraient faire au Liban. Pour y parvenir, il n'y a pas de doute, le mariage civil devrait être obligatoire, il doit même précéder un mariage religieux qui devrait être rendu facultatif.

Mais le Liban n'est pas la France, l'Allemagne, le Brésil ou la Suisse, encore moins un pays comme les autres. Nous serons contraints d'inventer une nouvelle formule : la légalisation des deux types de mariage par l'Etat libanais, aux citoyens de décider en toute liberté, à leurs risques et périls disons, de choisir l'un des deux. Ce qui devrait nous pousser davantage dans ce sens, c'est le fait que le pays du Cèdre reconnaît le mariage civil conclu à l'étranger, sans forcément l'associer à un mariage religieux! Le mariage civil est d'ores et déjà et de facto à la portée des Libanais, pas au Liban, mais à l'étranger.

Ainsi, nous appliquons cette formule indirectement : au Liban, les Libanais qui le souhaitent se marient religieusement, sans être obligés de se marier civilement; et à l'étranger, les Libanais qui le souhaitent et qui ont les moyens, peuvent faire l'inverse, ils se marient civilement, sans être obligés de se marier religieusement à leur retour au Liban. Quand on y pense, notre situation est paradoxale. C'est exactement le cas des Israéliens d'ailleurs. Alors basta cosi, assez d'hypocrisie, de tartufferie et de discrimination. Simplifions et donnons à tous les Libanais le droit de choisir le mariage religieux ou le mariage civil, pour officialiser leurs unions, comme en Espagne et au Canada.

Eglise Saint-Jean et Saint-Marc à Jbeil (Liban, 12e siècle)
Décoration de mariage, photo Discover Lebanon (2016)

Mosquée Saïfeddin al-Tinal à Tripoli (Liban, 14e siècle)
Photo site Masrawy (2015)

On voit bien que le dossier du mariage civil au Liban est simple dans les grandes lignes et un casse-tête dans les détails. Les difficultés concernant les modalités d'application sont importantes. Certes, rien n'est insurmontable, mais il faudrait bien réfléchir à la question, à tous les aspects du problème, pour ne pas se retrouver avec une loi vide de sens, qui n'est appliquée que dans certains quartiers de Beyrouth et qui ne répond qu'à l'attente de quelques bobos de la capitale libanaise.