samedi 25 février 2017

Lettre ouverte au président Michel Aoun pour rejeter les rafistolages de la loi de libéralisation des loyers anciens au Liban (Art.418)


Monsieur le Président,
Général Michel Aoun,

Gouverner c’est prévoir, et pourtant, cette sagesse politique ne semble pas tourmenter les parlementaires libanais qui ont décidé de libéraliser les loyers anciens en dépit de différentes mises en garde. Vous êtes aujourd'hui amené à vous prononcer sur la question et à prendre une décision importante : signer le texte voté ou le retourner au Parlement. La situation est si inquiétante qu’il est de mon devoir en tant qu’écrivain engagé, de vous alerter sur l’ampleur des conséquences de cette loi, dont les dispositions enfreignent la Constitution libanaise dont vous êtes le garant.


Un magnifique patrimoine de Beyrouth désossé et détruit
par les rapaces de l'immobilier

Impossible de se promener au Liban, sans s'en apercevoir. Le lobby immobilier qui sévit à Beyrouth veut s'accaparer la ville, en expulsant les classes moyennes et les natifs de la capitale des logements anciens, pour construire aux emplacements évacués des tours réservées à une classe aisée. De Beyrouth à Qornet el-Sawda, en passant par la plage de Ramlet el-Baïda, c'est le même constat. On ne recule devant rien pour multiplier les gains. On transforme ce beau pays où coulaient jadis au temps biblique le lait et le miel, en un interminable chantier qui pourrit la vie quotidienne de l'ensemble des Libanais.

Dans tous les pays normaux, les représentants de la nation tentent de chercher le bien commun, de résister aux lobbys et de protéger les plus vulnérables. Pas au Liban. Le 19 janvier 2017, les députés libanais n'ont pas eu la décence de revenir sur leur erreur, le vote de la loi de libéralisation des locations anciennes le 1er Avril 2014. Bien au contraire, ils ont procédé à un rafistolage des trois articles invalidés par le Conseil constitutionnel et remis la loi en circulation. En pratique, cela ne change rien à la donne : le loyer de centaines de milliers de Libanais va augmenter de 10 000 $ à 20 000 $ par an, pour un 100 m2 ou un 200 m2 à Beyrouth, sachant que le salaire minimum libanais n'est que de 5 400 $ par an, avec expulsion assurée à la fin du nouveau bail, dans 9 à 12 ans.

Quand on se penche sur le problème des locations anciennes, on ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec ce qui s'est passé dans les années 1990. Force est de constater qu'à Beyrouth, nous assistons bel et bien à une opération qui n'ose pas dire son nom, « Solidere 2 », une sorte d'adaptation libre du « film Solidere ». Certes, la loi actuelle n'a absolument rien à voir avec la société immobilière. Et pourtant, dans les faits, la libéralisation des loyers mise en place récemment aura les mêmes conséquences : l'expulsion d'une frange de Libanais, ni riches ni pauvres, de Beyrouth, au profit d'une classe exclusivement aisée. Le cercle des expulsions, cantonné au centre-ville dans le projet Solidere de 1994, sera élargi de nos jours aux arrondissements en périphérie du downtown de Beyrouth, incluant entre autres : Gemmayzeh, Mar Mikhael, Basta, Minet el-Hosn, Ras-Beyrouth, Msaïtbeh, Mazraa, Achrafieh, etc.

Manifestation contre la libéralisation des loyers anciens
Achrafieh, samedi 25 février 2017

Monsieur le Président,

La loi de libéralisation des loyers constitue une grande menace pour l'avenir des Libanais

D'une part, parce qu'il s'agit d'une violation grave de trois droits séculaires de centaines de milliers de locataires libanais anciens : le maintien dans les lieux, l’achat de leurs appartements avec une décote et l’indemnisation en cas d’expulsion. C'était le cas au Liban, depuis la nuit des temps.

D'autre part, parce que la libéralisation des locations anciennes aura de lourdes conséquences, comme ce fut le cas du projet Solidere dans les années 1990 : la gentrification de la capitale par l'exode des classes moyennes ainsi que des natifs de Beyrouth (et leur remplacement par des classes aisées, du fait de l'augmentation astronomique des loyers), la hausse du prix de l'immobilier (amplifiée par l'installation de plus de 1,5 million de ressortissants syriens au Liban) et la destruction du parc immobilier ancien (ainsi que des immeubles à taille humaine et de tout ce qui fait le charme de Beyrouth, l'architecture à trois arcades, les immeubles des années 1950-1960 et les merveilleuses persiennes !). Si la législation votée ne concerne pour l'instant que les habitations, il est évident qu'elle s'étendra prochainement à la libéralisation des loyers anciens des commerces. A terme, c'est toute la vie sociale dans notre capitale qui sera bouleversée. Sans classes moyennes à Beyrouth, nous assisterons à une déshumanisation progressive et certaine de la ville.

La machine est en marche. Si rien ne la stoppe, d'ici 2029, le Petit-Beyrouth, les régions autour du centre-ville, sera pratiquement vidée des Libanais des classes moyennes, résidentes et commerçantes, de toutes les confessions et plus particulièrement chrétiennes et sunnites, les principales communautés qui seront frappées de plein fouet par la libéralisation sauvage des loyers décidée par leurs défaillants représentants.

Effondrement partiel d'un immeuble
dans le quarier Saint-Nicolas à
Achrafieh le 13 février 2017.
Selon le "Mouvement des locataires au Liban",
c'est le propriétaire qui aurait détruit les
planchers de cet "immeuble classé",
afin d'obtenir l'autorisation de le raser
et de construire une tour à la place.
Pire encore, les nouvelles tours qui poussent comme des champignons à Beyrouth, là où logeaient des locataires anciens, demeurent inaccessibles à la majorité de la population libanaise. Ceci s'explique par le fait que le marché de l'immobilier au Liban n'est pas un marché normal qui peut s'autoréguler et atteindre un équilibre raisonnable, à cause de plusieurs facteurs : l'implication des expatriés (aux revenus élevés), l'ouverture à la clientèle arabe (au grand pouvoir d'achat), l'inégalité sociale importante (à cause de l'existence de classes très aisées et de la facilité d'enrichissement personnel dues à l'absence d'imposition sérieuse) et le blanchiment d'argent.

Le Premier ministre, Saad Hariri, s'est engagé à créer un « compte » dans les quatre mois (et non d'une caisse, comme c'était le cas dans la 1re version de la loi !) pour venir en aide à ceux qui ne peuvent pas assurer l'augmentation de loyer. Comment financer ce compte, comment assurer sa pérennité, comment feront ceux qui ne bénéficieront pas des aides et doivent supporter 1 000 $/mois d'augmentation de loyer et que deviendront tous les locataires anciens dans 9 ans, tant de questions qui ne semblent pas empêcher les députés de dormir sur leurs deux oreilles.

Aux abonnés absents sur un dossier aussi important, on retrouve la nouvelle municipalité de Beyrouth, qui disposerait de 1,5 à 3,4 milliards de dollars d'argent public à dépenser entre 2016 et 2022. Elle n'a jamais jugé utile de parler de logement, même durant la campagne électorale en mai 2016 où elle a eu le culot de se présenter devant les électeurs sous le titre « Lei7it el-Biyerté ». Il faut dire qu'à sa tête se trouve Jamal Itani, l'ex-président du Conseil du Développement et de la Reconstruction (2002-2004), grand entrepreneur qui a travaillé en Arabie saoudite et en Jordanie, nommé en 2014 par la société Solidere, en toute discrétion, « Directeur général des opérations ».

"Excellence, nous vous demandons
de retourner la loi des loyers au Parlement...
une loi noire qui conduira à notre exode."
Place Sassine, samedi 25 février 2017

Monsieur le Président,

La loi de libéralisation des loyers actuelle ne peut pas constituer une solution viable au casse-tête des locations anciennes. Ce n'est pas de la sorte qu'on résolve ce genre de problèmes sociaux complexes dans un pays développé. Les solutions justes et durables existent. J'en vois au moins trois.

. La première se trouve dans la loi française de 1948, qui cadre les locations anciennes en France, toujours en vigueur 69 ans après son vote et qui concerne encore 200 000 foyers essentiellement à Paris. La loi de 1948 a permis aux locataires anciens en France, d'acheter les appartements qu'ils louaient au prix du marché avec une décote allant jusqu'à 50%. Il peut en être ainsi au Liban avec les grands propriétaires de logements anciens.

. La seconde réside dans une obligation que les pouvoirs publics au Liban imposent aux promoteurs qui détruisent les immeubles anciens (1-6 étages), pour y construire des tours (10-50 étages), de revendre des appartements neufs aux locataires anciens qui y logeaient auparavant, au prix de revient. Dans ce cadre, on peut même imaginer une autre obligation inspirée par la loi française relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbains (dite loi SRU, votée en 2000). Pour favoriser la mixité sociale et lutter contre la constitution de ghettos par classe sociale, l'Etat français impose aux communes de disposer de 25% de logements sociaux. Ainsi, l'Etat libanais peut imposer à tous les promoteurs de logements neufs dans Beyrouth et ailleurs, de réserver 25% des surfaces de vente à des locataires anciens du même quartier ou des locataires nouveaux inscrits sur un registre officiel de bénéficiaires à faibles revenus qui souhaitent accéder à la propriété. Dans les deux cas, il reviendra à l'Etat libanais de se porter garant et d'accorder des prêts à taux zéro aux personnes concernées.

. La troisième est celle où l'Etat libanais prend en charge lui-même, directement, la construction et la mise en vente de logements au prix de revient dans tous les quartiers du Petit-Beyrouth et non d'envoyer les indésirables locataires anciens en dehors de la capitale, comme le souhaitent quelques humanistes de la dernière pluie.

Ces solutions combinées présentent l'avantage d'être équilibrées, permettant à la fois aux propriétaires de trouver leur compte et aux locataires d'accéder à la propriété, à un prix raisonnable, et à l'Etat d'assumer ses responsabilités à un coût maîtrisé, dans un pays fortement endetté et de plus en plus cher. Elles permettront non seulement le maintien des locataires dans les logements qu'ils louent depuis des décennies ou au moins dans les quartiers où ils résident depuis des lustres, mais aussi à une majorité de la population libanaise d'avoir la capacité de résider à Beyrouth si elle le désire.

On dénombre 147 logements sociaux pour 1 000 habitants aux Pays-Bas, 102 au Danemark et en Autriche, 95 en Suède, 85 au Royaume-Uni et 69 en France. On en a zéro au Liban ! Ainsi, le gouvernement, le Parlement et la municipalité de Beyrouth, sont appelés à assumer leurs responsabilités, à élaborer et à mettre en oeuvre une véritable politique du logement basée sur les solutions proposées précédemment, et sur tant d'autres, afin que tous les Libanais aux revenus modérés puissent disposer de logements sociaux à acheter, et non à louer. Une telle politique du logement digne de ce nom devra préserver l'humanisation, le charme et la qualité de vie à Beyrouth, aujourd'hui menacés par une urbanisation sauvage sans schéma directeur.

Vous représentez aujourd’hui, Monsieur le Président, non seulement l’espoir pour des centaines de milliers de nos compatriotes, mais aussi la seule autorité qui a le pouvoir d’empêcher la catastrophe sociale et urbaine en perspective. Par la présente, je vous conjure mon Général, de ne pas associer votre nom à la nouvelle législation, de rejeter la libéralisation des loyers au Liban telle qu'elle a été décidée et d'exiger des différents acteurs, des solutions qui assurent la « justice sociale », dans l'intérêt des propriétaires et des locataires. Ça sera une première dans l’histoire de la République libanaise. Elle sera tout à votre honneur et en conformité avec votre nouveau surnom, le « père de tous », le père de la nation.

Dans l’espoir que cet appel solennel trouvera un écho favorable, je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, Général Michel Aoun, l'expression de ma très haute considération.

Bakhos Baalbaki
Ecrivain

*

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mardi 21 février 2017

Lara Saad Hariri chez le pape au Vatican vs. Marine Le Pen chez le mufti à Dar el-Fatwa au Liban (Art.417)


Et dire qu'Abou al-Tayeb Ahmad ibn al-Hussein al-Mutanabbi, le plus grand poète arabe de tous les temps, a eu la présence d'esprit de prévenir ses semblables de l'ingratitude ! 

إذا أنتَ أكْرَمتَ الكَريمَ مَلَكْتَهُ وَإنْ أنْتَ أكْرَمتَ اللّئيمَ تَمَرّدَا

« Si tu honores une personne généreuse, elle sera à toi, mais si tu honores une personne malhonnête, elle se rebellera (contre toi). » "Généreuse" au sens "douée de sentiments nobles" et "malhonnête" au sens "qui n'agit pas avec droiture et loyauté". Ce vers a été écrit il y a plus de mille ans. Depuis, malgré cette mise en garde d'une vérité intemporelle, nombreux sont ceux qui continuent de tomber dans le piège de la bonté et de la générosité.

Lara Saad Hariri chez le pape au Vatican (20 fév. 2010) vs.
Marine Le Pen chez le mufti à Dar el-Fatwa au Liban (21 fév. 2017)
Photos: Christophe Simon (Getty Images), Aziz Taher (Reuters)

Que Marine Le Pen soit accueillie à bras ouverts par des Libanais de confession chrétienne n'a rien d'étonnant. Le Front national a pas mal de sympathisants dans les communautés chrétiennes du Liban. Ils ne s'en cachent pas d'ailleurs. Ce qui ne veut pas dire que la majorité des Chrétiens libanais adhèrent à l'idéologie de ce parti, loin de là. Il y a beaucoup de raisons qui expliquent ce choix politique. Inutile de polémiquer sur ce point. L'extrémisme représente sans doute l'attitude et la doctrine les plus partagées au monde, aux niveaux politique, religieux et idéologique.

Cela étant dit, passons de l'autre côté. Que Marine Le Pen soit reçue par des personnes de confession musulmane, au Liban, en Egypte ou même en France, n'a rien d'habituel. Certes, la présidente du FN dit fièrement qu'elle a déjà été reçue le 29 mai 2015, par le Grand imam de la moquée Al-Azhar. Mais elle oublie de préciser ensuite, que ce jour-là cheikh Ahmad Mohamad Al-Tayib lui a fait part de ses « sérieuses réserves » concernant ses « positions hostiles à l'islam ». Il a espéré, en oubliant la mise en garde d'Al-Moutanabbi, qu'Allah lui pardonne, que les opinions de Marine Le Pen seront « revues et corrigées ». Tu parles !

Marine Le Pen à Dar el-Fatwa, le 21 fév. 2017
Photo d'Aziz Taher (Reuters)
Le lundi 20 février 2017, hier, on a fait savoir à l'équipe de Marine Le Pen que le mufti sunnite de la République libanaise accepte de recevoir la présidente du FN à condition qu'elle se couvre les cheveux. Les choses étaient parfaitement claires, au moins du côté du mufti. Et pourtant, le lendemain, au lieu d'être reconnaissante pour cette concession accordée par la plus haute autorité sunnite au Liban -qui n'est pas obligée de la recevoir, mais alors là, pas du tout- et comme si de rien n'était, Marine Le Pen se pointe dans le quartier de la moquée d'Aicha Bakkar pour rencontrer cheikh Abdel Latif Deriane les cheveux en l'air. Naïvement, les gars sur place ont pensé à un oubli de sa part, dû aux flatulences causées par l'abus de notre caviar national, le hommous, mangés la veille à la table de Roger Eddé. On lui tendit naïvement un voile. Elle a fait semblant d'être offusquée avant de marmonner deux phrases sur son trip au Caire en 2015. Enfin, comme c'était prévisible, elle a été refoulée et est repartie bredouille comme lors de sa mésaventure à la Trump Tower, pas de selfie avec un leader religieux musulman. Entre nous, c'est clair qu'elle n'en voulait pas. Elle cherchait autre chose. 

Cet incident est regrettable. Mais heureusement qu'il est arrivé parce qu'il confirme trois vérités sur Marine Le Pen.

1. Marine Le Pen est une femme politique irresponsable
Or, c'est une qualité indispensable ne serait-ce que pour songer la moitié d'un quart de seconde à se représenter à l'élection présidentielle. Les conditions de la rencontre étaient parfaitement claires. Elle avait totalement le droit de les refuser et d'annuler la rencontre, mais surement pas de faire tout un cirque, devant les portes de Dar el-Fatwa, de manquer de respect à son hôte, de venir forcer les portes de la mosquée du mufti et de l'obliger à prendre un selfie avec elle. Là, il y a mépris.

2. Marine Le Pen est bel et bien une islamophobe
Les conditions de la rencontre étaient connues de la veille. Encore une fois, elle avait parfaitement le droit de les refuser et d'annuler la visite. Ce n'est pas ce qu'elle a fait. Sa venue était donc une mise en scène. Pire encore, une provocation qui avait un triple objectif. Primo, transformer une rencontre apolitique amicale en une confrontation politique avec l'islam. Secundo, donner tout cela en pâture à son électorat, une façon de leur dire « vous voyez qu'ils ne nous acceptent pas comme on est, non voilées ». Tertio, nourrir l'islamophobie avec « eh bien, nous aussi, on ne veut pas les accepter comme elles sont, voilées ». C'est aujourd'hui qu'il faut se rappeler ce tweet délirant du 2 décembre 2015. Il résume bien les intentions cachées de Marine Le Pen : « Si nous perdons, le voile sera imposée à toutes les femmes, la charia remplacera notre Constitution, la barbarie s'installera ». C'était six mois après son show hypocrite au Caire. Déjà de l'ingratitude ! Eh oui, que Dieu pardonne au Grand imam de la mosquée Al-Azhar d'avoir oublié la mise en garde d'Al-Mutannabi.

Saad et Lara Hariri au Vatican, le 20 fév. 2010
Photo de Christophe Simon (Getty Images)
3. Marine Le Pen a une tendance christianophobe refoulée
Se voiler les cheveux n'est pas du tout propre à l'islam. C'est ce que faisaient nos grands-mères chrétiennes au Liban, en Italie, dans la plupart des pays méditerranéens et ailleurs, quand elles se rendaient à l'église. Et encore, ce n'était pas une lubie. Cette pratique puise ses racines dans les écrits de saint Paul. C'est pour vous dire, ça ne date pas d'hier. Et pour la énième fois, Marine Le Pen avait le droit de rejeter cette coutume islamo-chrétienne et de la combattre, mais pas de faire tout ce cirque devant les portes de la mosquée. Il faut qu'elle sache quand même que dans l'usage, les femmes se voilent les cheveux pour rencontrer le pape, le chef de l'Eglise catholique romaine. Tenez, une image me vient tout de suite à l'esprit, celle de Saad Hariri avec sa femme et ses enfants au Vatican. C'était il y a sept ans, jour pour jour, un certain 20 février 2010. Ah, l'ironie de l'histoire est parfois terrible. Lara Hariri, une femme libanaise de confession sunnite, portait un voile sur les cheveux par respect à son hôte chrétien, le pape Benoit XVI. Je pense aussi à Amal Alamuddin Clooney, une autre compatriote de confession druze, portant un couvre-chef devant le pape François Ier le 29 mai 2016. 

Amal Alamuddin et George Clooney reçus
par le pape François le 29 mai 2016 (AP-Sipa)
Le comportement digne de Lara Saad Hariri ou d'Amal Alamuddin Clooney au Vatican forge le respect, le cirque de Marine Le Pen devant les portes de Dar el-Fatwa au Liban fait honte.

Au lieu de faire ce show crétin, Marine Le Pen aurait dû, soit annuler sa visite la veille, si ses convictions étaient réelles, soit faire comme Lara Hariri au Vatican, si ses intentions étaient sincères. Dans tous les cas, elle aurait dû agir sans mépris pour certaines traditions de l'islam ou au moins par respect pour certaines traditions du christianisme. Et si ce n'était pas sans mépris et par respect pour ces traditions islamo-chrétiennes, au moins sans mépris et par respect pour les coutumes libanaises. Nous aussi, « on est chez nous » quand même. Elle devrait bien comprendre la formule, elle qui l'a crié haut et fort il y a quelques jours en France.

Et du coup, la stature internationale de Marine Le Pen en prend un coup. Raté pour 2017. On verra bien en 2022. La présidente du FN a cru se rattraper dans la région chrétienne du Kesrouane en se rendant à Harissa afin d'admirer la magnifique baie de Jounieh. A table on lui a expliqué le protocole pour préparer un verre d'arak, notre pastis national. On a profité de l'occasion pour lui faire comprendre aussi que si elle voulait se rendre au sanctuaire de Sainte-Marie qui est tout proche, une « tenue correcte est exigée ». Pas de décolleté, ni bras découverts et encore moins de jambes à l'air. Alors, qu'est-ce qu'elle en dit la révoltée de Dar el-Fatwa ? Eh oui, il faut au moins être cohérent pour être crédible, ça peut aider à gagner des élections. Ce fut un plaisir de la recevoir et de lui rappeler quelques évidences. Allez, bon vent Marine !

*

Post-scriptum 

Dans la première version de l'article, j'ai abordé le point sur le port du voile dans le christianisme succinctement, en croyant que ça allait suffire pour clore le débat. Mais des Thomas, pleins de certitudes, mais aussi d'ignorance et d'intolérance, sont venus exprimés leurs doutes sur mon mur Facebook et trouver des excuses au cirque de Marine Le Pen devant Dar al-Fatwa ce matin. Alors, faisons le point une fois pour toutes.

Funérailles du pape Jean-Paul II, le 8 avril 2005
Photo d'Eric Draper (Maison Blanche)
Couvrir les cheveux relève de la tradition chrétienne également, n'en déplaise à certains. Celle-ci puisse ses racines dans les écrits de Saint Paul, notamment dans la Première épître adressée par Paul de Tarse, apôtre de Jésus-Christ, le fils de Dieu pour les Chrétiens, aux Corinthiens, vers l'an 55. Voici ce qu'on peut lire au chapitre 11.

« Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ... Je veux cependant que vous sachiez que le chef de tout homme c'est le Christ, que le chef de la femme, c'est l'homme, et que le chef du Christ, c'est Dieu. Tout homme qui prie ou qui prophétise la tête couverte, déshonore sa tête.
Toute femme qui prie ou qui prophétise la tête non voilée, déshonore sa tête: elle est comme celle qui est rasée. Si une femme ne se voile pas la tête, qu'elle se coupe aussi les cheveux. Or, s'il est honteux à une femme d'avoir les cheveux coupés ou la tête rasée, qu'elle se voile. L'homme ne doit pas se couvrir la tête, parce qu'il est l'image de la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l'homme... C'est pourquoi la femme doit, à cause des anges, avoir sur la tête un signe de sujétion... Jugez-en vous-mêmes : est-il bienséant qu'une femme prie Dieu sans être voilée? » 


Barack et Michelle Obama reçus le 10 juillet 2009
au Vatican par le pape Benoit XVI
AP Photo, Haraz N. Ghanbari
Cette obligation de porter un couvre-chef prescrite par Paul de Tarse sera inscrite dans le droit canonique de 1917 qui regroupe « l'ensemble des lois et des règlements adoptés ou acceptés par les autorités catholiques pour le gouvernement de l'Église et de ses fidèles ». En France, qui était pendant treize siècles, la fille ainée de l'Eglise, avant de devenir pays de la Révolution et de la séparation des Eglises et de l'Etat, il a fallu attendre 1983 pour que le port de la mantille à la messe ne soit plus obligatoire pour les femmes chrétiennes. Il faut savoir par ailleurs que des écrits de saint Paul découle aussi l'obligation imposée aux hommes, contrairement aux femmes, d'enlever ce qui couvre la tête en entrant dans une égliseune coutume toujours d'actualité dans tous les édifices catholiques du monde, comme on peut le constater par exemple à la cathédrale Notre-Dame de Paris et à la basilique Saint-Pierre de Rome. 

François et Penelope Fillon reçus par Benoit XVI
au Vatican en octobre 2009
Photo d'Alberto Pizzoli (Getty Images)
En tout cas, même de nos jours, certaines femmes continuent à se couvrir les cheveux, une coutume qu'on peut encore observer dans la plupart des pays d'Europe et de la Méditerranée, mais à des dégrées différents. La mantille est toujours portée lors des audiences avec le pape, comme on le voit avec les Obama et les Fillon, à quelques exceptions près. On peut le constater aussi sur la photo ci-dessus, lors des obsèques de Jean-Paul II et même à l'investiture de Benoit XVI, la plupart des femmes avaient un couvre-chef. Penelope Fillon, Bernadette Chirac, Laura Bush et Michelle Obama ont toujours porté une mantille en présence du pape.

Enfin, à un moment il faut arrêter la mascarade des mises en scène puériles, surtout quand on est candidate à l'élection présidentielle, regarder la vérité en face et reconnaître ses erreurs. Ça serait un signe de maturité. Encore une qualité présidentielle que Marine Le Pen ne semble pas avoir.

A lire sur le même sujet
L'accueil officiel déplacé de Marine Le Pen au Liban ou l'erreur d'appréciation des dirigeants libanais (Art.416) Bakhos Baalbaki

mercredi 15 février 2017

La pomme de la discorde et du gaspillage alimentaire (Art.415)


Ah, cela fait bien des années que je veux faire le triptyque photographique de « La pomme de la discorde ».


Les créationnistes y verraient le pêcher originel d'Adam et Eve, le symbole d'une explication machiste et misogyne de notre expulsion du paradis, même s'il n'a jamais été question de pomme dans la Bible.
Les chimistes s'attarderaient sur la fragilité de l'existence illustrée par l'oxydation de la matière vivante.
Les impressionnistes penseraient à Paul Cézanne qui voulait « étonner Paris avec une pomme » et qui a brillamment réussi.
Les nostalgiques de droite auraient par les temps qui courent une pensée émue pour Jacques Chirac, qui a réussi à faire de ce fruit un symbole politique qui l'a conduit sans grande difficulté à l'Elysée.
Les Brexitistes diraient que c'est une métaphore de « one apple a day, keep the doctor away » et que loin de l'Union européenne, le Royaume-Uni garderait sa santé économique.
Les adeptes de Gangnam Style, se remémoraient « Petite pomme », la version chinoise, encore plus nase, inspirée de la chanson coréenne de Psy qui affiche aux dernières nouvelles, 2 762 631 809 vues au compteur de YouTube.
Les inconditionnels de Mac et d'iPhone feraient automatiquement le lien avec la « société la plus admirée » de l'histoire contemporaine, fondée par Steve Jobs, un enfant adopté dont le père biologique est d'origine syrienne.
Les trumpistes dénonceraient un énième message subliminal subversif contre leur idole, du genre « voici le régime sain » vs. « voilà la malbouffe », et pour rappeler que Barack Obama veillait à avoir un panier de pommes à portée de la main, alors que Donald Trump préfère garder la main sur les stocks de Lay's Potato Chips de la Maison Blanche.
Les anti-trumpistes décréteraient qu'il s'agirait de l'incarnation de la résistance de la « Grande pomme », la ville de New York, contre la trumpisation des esprits aux Etats-Unis et dans le monde.
Et j'en passe et des meilleures, et non des moindres, dont l'une serait le symbole d'une époque de gaspillage alimentaire.

Au milieu de ce triptyque photographique, on retrouve une des 20 000 variétés de pommes connues dans le monde, la Pink Lady. Ferme, sucrée et juteuse, elle est succulente.

A gauche, c'est une pomme Pink Lady photographiée après le passage de la mâchoire d'un Homo sapiens, « l'homme savant », appelé aussi « l'homme moderne » ou « homme » tout court, qui évolue sur Terre depuis des dizaines de milliers d'années. Il peut être une femme, cela va de soi. C'est par convention patriarcale qu'on utilise le masculin.

A droite, c'est une autre pomme Pink Lady, après le passage de la mâchoire d'une nouvelle espèce d'Homo sapiens -enfant, ado ou même adulte- apparue il y a une trentaine d'années. Caractérisée par un nombrilisme exacerbé, gâtée par une époque d'abondance, les scientifiques ont remarqué qu'entre autres, l'Homo sapiens novellus n'ose plus croquer une pomme jusqu'au cœur. Il garde ses dents à distance. Des études, dont la suivante, sont actuellement menées, pour connaître les raisons exactes de ce comportement, inhabituel chez l'espèce ancienne, dont je fais partie. Est-ce parce que l'espèce nouvelle veut couper tout lien de l'évolution qui la renvoie à une génétique commune avec les primates? Préfère-t-elle une généalogie qui la fait remonter vers les autruches plutôt que vers les singes? Considère-t-elle que s'approcher des pépins est un acte honteux et humiliant? Est-ce parce que gaspiller la nourriture représenterait aujourd'hui une marque de distinction sociale, un certain snobisme néocontemporain ?

J'exagère peut-être? Observez comment on mange les pommes autour de vous, vous allez voir, surtout en public, vous serez très surpris ! Passons à table, enfin aux chiffres. Zoom in. La Pink Lady de l'étude pèse en moyenne 200 g. Un Homo Sapiens, comme le spécimen qui écrit le présent article, croquera 175 g de la pomme et balance au compost seulement 25 g. Ainsi, on peut dire que l'homme d'antan mange 87,5% d'une pomme et ne jette que 12,5% du fruit. Bon, c'est à quelques pourcents près, il n'empêche qu'à 90/10, on a un excellent rendement. Prenons maintenant un Homo Sapiens Novellus. Lui, aussi étonnant soit-il, il ne croquera que près de 100 g de la pomme, maxi 110 g, et balancera à la poubelle, parce qu'il n'a pas de compost évidemment, près de 100 g du fruit. Ainsi, on peut dire que l'homme contemporain mange à peine 50% d'une pomme et jette jusqu'à 50% du fruit. Que ça soit volontaire ou pas, conscient ou pas, n'a pas d'importance. L'essentiel est là. A 50/50, on a un rendement médiocre, qui représente merveilleusement bien une forme de gaspillage alimentaire.

Sur le plan de la santé, la pomme a un index glycémique faible (utile dans la prévention et le contrôle du diabète), des fibres (nécessaires pour garder un bon transit intestinal), des vitamines (pour rester en bonne santé), mais aussi de la quércétine et des procyanidines (des molécules anti-oxydants). Elle a donc toute sa place dans une alimentation saine et dans la prévention du cancer et des maladies cardio-vasculaires. Seul hic, son acidité, qui peut nuire à l'émail dentaire. Pour y remédier, il suffit de se rincer la bouche après en avoir mangé.

Autre problème, les pépins de la pomme, qui contiennent de l'amygdaline (qu'on retrouve dans les amandes amères, les noyaux d'abricots et de pêches, la noix de cajou, les céréales complètes, le jaune d'oeuf, etc.) et des glycosides cyanogènes (présents dans plus de 2 500 espèces végétales, dont l'amande, le sorgho, le manioc, les fruits à noyaux, etc.), des molécules qui permettent aux plantes de résister aux prédateurs herbivores et aux insectes phytophages. Inoffensives dans le cas de la consommation habituelle, elles peuvent être toxiques si elles sont ingurgitées en très grandes quantités. Le seul cas d'intoxication connue est celui d'un adulte qui a mangé une tasse de pépins récupérés sur des dizaines de kilos de pommes. Bon, il fallait être taré pour croire bien faire ! Ce ne sont donc pas un à cinq pépins mangés accidentellement qui pourraient nuire à la santé. Dans tous les cas de figure, il suffit de manger le fruit en s'aidant d'un couteau pour éliminer facilement les graines indésirables.

Seule préoccupation sérieuse est le recours après la récolte au SmartFresh Quality System, un procédé inventé par une société américaine dans les années 2000, qui consiste à stocker les pommes en chambre froide dont l'atmosphère est saturée par un gaz qui inhibe la maturité des fruits et permet de les conserver longtemps, plus d'un an sans souci. Superbe invention sauf que le procédé pose trois problèmes majeurs. Primo, parce que les molécules chimiques utilisées (1-Méthylcyclopropène et α-Cyclodextrine), pénètrent dans les pommes et ne restent pas uniquement à la surface des fruits. Secundo, parce que les molécules ne sont pas éliminées avant la consommation des fruits. Tertio, parce que rien ne prouve à l'heure actuelle que ces molécules ne sont pas nuisibles pour la santé humaine. Tout se fait à l'insu des consommateurs, dans l'intérêt des firmes, des producteurs et des grandes surfaces. Que ce procédé soit utilisé aux Etats-Unis n'a rien d'étonnant, au pays du boeuf aux hormones et de la productivité sans scrupules. Mais qu'il soit autorisé dans l'Union européenne, depuis 2005, et dans la plupart des pays du monde, Liban compris, sans garde-fous, est incompréhensible. Rien n'interdit pour l'instant d'y recourir même dans le cadre de l'agriculture biologique, c'est pour dire ! Les consommateurs européens, mais aussi de par le monde, doivent avoir le choix d'acheter des pommes en toute connaissance de cause. Il est donc incontournable d'instaurer un étiquetage qui le permet. Avis aux élus d'Europe et d'ailleurs.

La pomme est le 3e fruit le plus consommé au monde, après les agrumes et la banane. Près de la moitié de la production mondiale est assurée par la Chine (49%), suivie par les Etats-Unis (5%) et la Turquie (3,9%). Avec 1,7 milliard de kilos, l'Iran produit un peu moins que la France et un peu plus que la Russie. Qui l'aurait cru? Le Liban produit entre 160 et 220 millions de kilos, ce qui est loin d'être négligeable puisque ça représente les importations d'un pays comme la France. Mais le secteur est en difficulté à cause de la guerre en Syrie et de la mauvaise santé de la monnaie en Egypte. Pour mesurer l'ampleur du « gaspillage bon enfant » décrit précédemment, il faut évidement transposer les chiffres individuels à l'échelle mondiale. Si tous les êtres humains sur Terre croquaient les pommes à la façon Homo Sapiens Novellus, avec un rendement 50/50, mangeant la moitié et jetant la moitié, par inconscience ou par snobisme, nous gaspillerons l'équivalent de 40 milliards de kilos, soit 200 000 000 000 de pommes, tous les ans. Quand on y pense, c'est hallucinant. Espérons donc qu'Homo Sapiens en prendra conscience et restera savant encore un bout de temps.