jeudi 20 juin 2019

Le monde de l’opulence : de l’anniversaire de Carlos Ghosn au Château de Versailles aux vacances de Barack Obama dans un mas de Provence (Art.621)


Il a fallu attendre le 9 mai 2019 pour découvrir quelques secondes de l’événement dans les médias. Et pourtant, on n’a pas à chercher longtemps pour mettre la main sur quelque chose de plus consistant, un film de 8 minutes et 21 secondes. Celui-ci a été mis en ligne sur Youtube le 20 mai 2014, il y a cinq ans déjà, par une mystérieuse chaine appelée « March 9th Versailles », qui n’a qu’une seule et unique vidéo à son actif. Elle n’était pas répertoriée, donc introuvable dans le moteur de recherche. Elle a circulé en privé et en toute discrétion. Une chose est sûre, le film a été réalisé par l’agence CMP, une société de production située à Levallois-Perret.


Ce dimanche 9 mars de l’an de grâce 2014 restera dans les annales et toutes les mémoires comme l’élément le plus accablant contre Carlos Ghosn. Et ce ne sont pas les éléments qui manquent pour l’affirmer sans état d’âme. Cette soirée de grand faste au Château de Versailles était en réalité de très mauvais augure. Officiellement, le « PDG » venait célébrer le 15e anniversaire de l'Alliance Renault-Nissan, sauf que l’accord fut conclu un 27 mars (1999). Officieusement, le « cost killer » croyait couronner sa carrière en fêtant le 60e anniversaire de sa naissance, un 9 mars (1954), comme par hasard. Il ne se doutait pas un instant qu’il creusait sa propre tombe en grande pompe.


Sur cette vidéo d’un autre monde, on voit de belles voitures arrivant sur la place d’Armes à Versailles, des invités en tenue de gala entrant dans l’enceinte du château, des figurants en habits d'époque, la galerie des Batailles, des tableaux monumentaux sur l’histoire de France, de la dorure, du champagne qui coule à flot, une interminable tablée et un feu d’artifice grandiose. Dans cette soirée d’un autre temps, il était question de chauffeurs privés pour emmener les invités de leurs hôtels au château, des bouffons et de la musique baroque pour amuser la galerie, une visite privée des appartements et un grand chef Alain Ducasse pour servir les convives.

Parmi les invités, on ne pouvait pas rater Jeff Bezos, l’homme le plus antipathique sur Terre depuis le règne des T-Rex (rien à voir avec sa fortune, Bill Gates par exemple, est un homme qui parait très sympathique!), Amine Maalouf, notre fierté nationale, l’académicien, auteur des Identités meurtrières, qui devrait à l’avenir se pencher plutôt sur le goût immodéré d'une frange de ses compatriotes pour le luxe outrancier, et François Cluzet, oui oui l’acteur des Intouchables, le compagnon de l’ex-dircom du Carlton de Cannes. Enfin, allez comprendre en qualité de quoi ces trois personnes d’horizons différents, estimables par ailleurs, sont venus fêter le soi-disant 15e anniversaire de l’Alliance Renault-Nissan à Versailles ?


Si l’ambition a conduit ce Franco-Brésilo-Libanais des prestigieuses écoles Jamhour-Stanislas-Polytechnique-Mines à la société Michelin, la mégalomanie l’a fait tomber de l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi dans une geôle nippone. Une chute vertigineuse qui n’est pas sans rappeler une des plus belles œuvres du 7e art, la saga de Barry Lyndon, réalisée avec brio par Stanley Kubrick. Certes, Carlos Ghosn doit son ascension sociale à son mérite et non à un mariage intéressé. Il n’empêche que le PDG libanais comme le personnage irlandais doivent leur chute sociale à leur folie des grandeurs.


Parlons peu, parlons bien. Tout pose problème avec cette soirée fastueuse.

. Primo, son coût, 634 000 euros pour 160 convives, soit une dépense de près de 4 000 € par personne. Certes, nous avons tous un petit faible pour telle chose ou telle autre. Personnellement ça se limite à un Nokia et à un MacBook Pro, de véritables bijoux d’Europe et d’Amérique (et j’y tiens !). J’aurais pu acheter autre chose pour la moitié du prix payé, mais bon, le coefficient est de deux maxi, même moins, et la différence globale est somme toute relative, quelques centaines d’euros. Avec Carlos Ghosn, on change carrément d’échelle. Pour s’en rendre compte, allons diner à La Tour d’Argent.

Un diner dans l’un des plus prestigieux restaurants de Paris coutera 360 € par personne grand maximum, avec tenez-vous bien un avant plat, six services et un dessert ! Oui il faut rajouter le vin, qui va plomber l’addition comme d’hab. Et je peux vous dire qu’avec 320 000 bouteilles sous le nez, on aura le choix. Allez, restons raisonnables, arrondissons à 500 € par personne vin compris, avec une vue imprenable sur Paris, la Seine et Notre-Dame en cours de restauration. Et si c’est au moment du coucher de soleil, tout cela n’a pas de prix. Ainsi, le coup de folie de Carlos Ghosn au Château de Versailles a couté entre huit et onze fois plus cher que notre débauche à La Tour d’Argent qui coute déjà huit à onze fois plus cher qu’un bon restaurant à Paris. Y’a pas à dire y’a pas photo, il s’agit d’un luxe indécent.

. Secundo, la situation est d’autant plus indécente que Carlos Ghosn n’a pas réglé l’addition lui-même. Ce n’est pas le cas avec mon Nokia et mon Mac. Sur le carton d’invitation, les convives éclairés ont pu déchiffrer le message invisible écrit avec du jus de citron :

« Venez voir tout Versailles est en émoi,
Pour souffler soixante bougies avec moi.
Qu’importe si notre présence n’est pas légale,
Du moment que Renault-Nissan régale. »


Une soirée à La Tour d’Argent n’aurait couté à Carlos Ghosn que 80 000 euros TTC, tout au plus, tout à fait à la portée de la bourse de quelqu’un qui gagne 15 600 000 d’euros par an (2015). Ce délire gastronomique n’aurait représenté que 0,5 % de son salaire annuel. Entre nous, il aurait pu même se payer Versailles sans obliger Renault-Nissan de mettre la main à la poche. Quand on y pense, c’est hallucinant de bêtise ! Mais bon, c’est sans compter avec la cupidité des hommes. Et voilà comment à l’indécence s’est greffée l’insolence.

. Tertio, le cas Ghosn est d’autant plus indécent et insolent, que les convives étaient essentiellement des amis, beaucoup de Libanais, et n’avait pas grand-chose à voir avec Renault et Nissan, comme on l’a vu précédemment avec le trio Bezos-Maalouf-Cluzet. Les cadres du constructeur japonais se comptaient sur les doigts d’une main. Le jeune sexagénaire gâté, gâteux, au choix, voire les deux à la fois, ne peut même pas prétendre que son coup de folie était un coup de com’ pour la bonne cause et la bonne image de l’entreprise. Raté.


Rajoutez à ce tableau noir, deux circonstances aggravantes.

. D’une part, comme tous les abuseurs, Carlos Ghosn et sa future femme, Carole Nahas, n’ont pas su s’arrêter à temps. Ils ont pris goût au luxe de Versailles au point de fêter leur union deux ans plus tard au Grand Trianon. Belotte et rebelote, un événement privé au coût exorbitant payé encore et toujours par l’Alliance. Et ce n’est pas tout, plus de 1,7 million d’euros ont été dépensés par la filiale néerlandaise des deux groupes entre 2015 et 2018 pour couvrir les séjours du couple et de leurs amis, essentiellement libanais, sur la Croisette.

. D’autre part, il est clair que pour pavoiser autant, Carlos Ghosn a gravement abusé de son poste. A Versailles comme à Cannes, l’ex-PDG de l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi est passé champion en détournement à son profit personnel des accords conclus par l’entreprise Renault, de mécénat dans le cas du Château de Versailles et de partenariat dans le cas du Festival de Cannes.

L'acteur François Cluzet, héros du film Intouchables et pilier de l'Alliance Renault-Nissan à ses heures perdues !

Dans mon article consacré à l’affaire, « A qui donner la Palme d'or ‘kezbeh kbireh’ (gros mensonge) : à Carlos Ghosn, à Nissan ou au Japon? », comme beaucoup d’observateurs je me suis demandé : « Est-ce la mésaventure d'un Franco-Libanais jalousé dans le pays le moins ouvert du monde, et le plus replié sur lui-même, le Japon, ou est-ce l'incapacité viscérale de tout Libanais à s'acquitter de ses obligations fiscales sans frauder et sans recourir aux ABS? » Pour rappel, l’abus de biens sociaux consiste, pour un dirigeant de société à « utiliser en connaissance de cause les biens, le crédit, les pouvoirs ou les voix de la société à des fins personnelles, directes ou indirectes ». En France, ce délit est passible de 5 ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende. Avec un recul de plus de six mois sur l’affaire, on peut répondre plus aisément. Pour la première question comme pour la dernière, la réponse est tous les choix à la fois.


Carlos Ghosn a rendu Renault rentable et sauvé Nissan de la faillite. Il a fait de l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, le numéro un mondiale de l’automobile, devant les constructeurs Volkswagen, Toyota et General Motors. De cet angle de vue, c’est un patron hors normes. En contrepartie, il a exigé et obtenu d’être rétribué d’une manière convenable, bien au-dessus des usages européens, 15,6 millions € par an (en 2015, soit 1 700 € l’heure, le salaire mensuel médian en France). Entre 2009 et 2016, Carlos Ghosn a gagné plus de 100 millions d’euros, largement de quoi payer ses frasques à Versailles, Cannes, Beyrouth, Tokyo et Paris. C’est déjà contestable, d’autant plus que son comportement est inacceptable. Il a profité de son poste et abusé de ses fonctions à des fins personnelles. C’est un fait et c’est illégal. Des enquêtes sont en cours au Japon comme en France pour déterminer l’ampleur de ces abus. Il est présumé innocent mais sa réputation est ternie à jamais. De l'autre côté, une chose est claire, l’attitude de Nissan depuis le début de l’affaire en novembre 2018, bien que légitime, n’est pas moins suspecte pour autant.

Libéré sous caution, soumis à un régime de mise en liberté très restrictif, Carlos Ghosn fait l’objet de quatre inculpations par la justice nippone, dont celle de détournements de fonds des entreprises qu’il a dirigées à des fins personnelles. Pas d’inculpation en France pour l’instant, mais l’enquête est en cours. Il n’empêche que les conditions de détention de l’ex-PDG de Renault-Nissan au Japon n'est pas conformes avec les pratiques occidentales. Elles ont révélé un système judiciaire japonais archaïque, étant basé principalement sur des aveux obtenus et acceptés en dépit de flagrantes violations des droits de l’homme.


Après le visionnage de cette vidéo, quelque chose nous taraude de nouveau. La fête organisée par Carlos Ghosn à Versailles le 9 mars 2014 est grotesque. Ça ne fait pas débat. L’occasion, le lieu, les costumes, les manières, le coût et les abus, tout est déplacé. Alors la question que je me pose aujourd’hui est de savoir comment un homme aussi intelligent que Carlos Ghosn peut-il tomber si bas ? La réponse est sans doute complexe et multiple.

Il y a l’ego surdimensionné de l’homme et sa mégalomanie bien sûr, qui ont gonflé à vue d’œil et au fil des ans. On devine aussi, qu’à force de gravir les échelons, il s’est déconnecté de la réalité. Pour en arriver là, il faut également un nombrilisme exacerbé et un amour de soi immodéré. Mais ce n’est pas tout. L’attitude éhontée de Carlos Ghosn qui a osé le meilleur comme le pire, a surement été facilitée par deux éléments : d’une part, son appartenance à la culture libanaise, disons à la culture de ces pays en voie de développement rongés par la corruption et les ABS, où il est difficile de faire la part des choses, entre les biens privés et les biens de l’entreprise (sachant que Renault et Nissan ne sont pas les propriétés de Ghosn !) ; d’autre part, ce double sentiment de surpuissance et d’intouchabilité (relié à l’ego bien entendu).


Terminons par deux anecdotes peu connues.

La première concerne l’idée « Ghosn président », de la République libanaise pardi. Ah si, entre 2014 et 2016, lors de la longue vacance du pouvoir présidentiel, son nom a circulé dans les coulisses et certains esprits. Le Liban étant comme Nissan à l’époque, au bord de la faillite, les politiques libanais étant tous corrompus, il n’y a qu’un homme pour le relever, un chef d’entreprise, celui qui a sauvé la société automobile japonaise. Aujourd’hui, les défenseurs de l’idée doivent rire jaune. Carlos Ghosn peut faire carrière au Liban, avec une nuance de taille, lui au moins, il a des résultats respectables.

La seconde anecdote est en rapport avec Barack Obama. Avec le feu de son patron sans doute, qui venait de prendre ses fonctions à la Maison Blanche (mars 2009), le conseiller du président des Etats-Unis pour le secteur automobile a cherché à débaucher Carlos Ghosn de Renault-Nissan afin de lui proposer d'être à la tête de General Motos. Deux diners ont été organisés à New York et à Washington pour le convaincre, en vain. Cost Killer voulait pour sa part devenir le patron de Renault-Nissan et de General Motors en même temps. Un signe de mégalomanie, une loyauté pour l’Alliance ou un attachement au luxe ostentatoire du Vieux Continent ? Du fond de sa cellule nippone, l’ex-PDG de Renault-Nissan doit bien le regretter aujourd’hui. Non seulement ça lui aurait permis de tirer sa révérence au bon moment, de voguer vers de nouvelles aventures en Amérique, de devenir un mythe dans l’histoire des chefs d’entreprises, mais aussi et surtout, d’être sous la protection d’oncle Sam et de Donald Trump. Aux dernières nouvelles, il y a deux jours, Carole Ghosn a supplié le président des Etats-Unis de venir à la rescousse de son mari.


A propos d’Obama, vous ne savez pas la meilleure ? Depuis samedi, il se la coule douce avec sa famille au Mas des Poiriers, un magnifique domaine situé en Provence, dont les propriétaires sont Américains et qui se loue pour la bagatelle de 55 000 euros la semaine, soit 100 fois le salaire médian hebdomadaire en France. C’est un cas totalement différent. C’est son propre argent déjà. Il l’a sans doute mérité. Il n’empêche qu’on ne peut pas dire qu’il a été gagné à la sueur de son front ni que ça soit moins indécent pour autant. Un autre exemple pour illustrer l’état du monde de l’opulence de nos jours, la déconnection de la réalité de certains et le risque pour nos sociétés de traverser de nouvelles turbulences et de voir apparaitre des mutants de « gilets jaunes » ici et ailleurs, moins agressifs et plus intelligents. Et ce jour-là, « Ah ! ça n’ira pas, ça n’ira pas, ça n’ira pas ! »

En tout cas, lier son destin à des symboles forts de la longue vie du Roi-Soleil, c’est méconnaitre la fin de l’histoire. Au lieu de dilapider 634 000 euros de l’argent des contribuables et des actionnaires, il aurait mieux valu que Carlos Ghosn profite de ce magnifique mas provençal pour la modique somme de 55 000 euros. Pas pour une soirée mais pendant une semaine. A lui le plaisir de diner au grand air quotidiennement, et sur sept jours, en toute intimité, avec ses amis réunis par groupe de trentaines. Qu’importe le nombre, un chef est de toute façon d’astreinte, qu’il cuisine pour un-e convive ou pour plusieurs, pourvu qu’il épate les papilles. Pour les invités qui ont traversé les mers et les terres, il suffisait d’offrir le gîte, tapisser les sols de matelas et les pelouses de tentes. Quoi de plus élégant que de manger à la bonne franquette et dormir à la belle étoile. Un peu de naturel aurait évité au maître des lieux de finir en un Louis XVI d’opérette et à tout ce beau monde de jouer aux « précieuses ridicules ».

jeudi 13 juin 2019

La municipalité de Beyrouth doit cesser de polluer l’environnement avec ses insecticides (Art.620)


Quelle chance de sillonner l’Europe et d’aller aux quatre coins du monde! Quel bonheur de se retrouver en transit et d’éviter d’arriver à destination en vol direct! Quel enchantement de déambuler dans une ville pour la première fois, comme dans une aventure d’un autre genre!

Et pourtant, nulle part il m’a été donné d’assister à un spectacle aussi inquiétant. Cette scène surréaliste se déroule à Beyrouth. Voici texto dans quels termes et avec quelle fierté elle a été annoncée urbi et orbi. « Les travaux de pulvérisation d’insecticides effectués par la municipalité de Beyrouth (Jamal Itani), par l'intermédiaire du contractant, sont toujours en cours, sous la direction du gouverneur de Beyrouth, Ziad Chbib, dans la perspective d’inclure tous les quartiers et toutes les rues de Beyrouth. » 

Et n’allez pas croire que c’est une spécialité beyrouthine, ça se passe de la même façon partout au Liban, depuis longtemps déjà ! Et ce n'est pas tout, question pulvérisation, la situation dans le privé est pire. Bars, restaurants et pâtisseries, magasins et hôtels, pelouses et plages, sont carrément stérilisés avec des produits chimiques avant l'arrivée des heureux clients. Dans l'agriculture, on n'est pas regardant, tous les excès sont permis pour fournir aux bienheureux consommateurs des fruits et des légumes impeccables.



On raconte qu’un beau matin un aventurier de l’extrême s’est rendu à Beyrouth. A peine sorti de l'aéroport et installé dans son appartement loué via Airbnb - à des filous libanais qui ne font plus que ça! - il s’est rendu compte que le réseau d’eau potable de notre pays fuit, dans sa partie privée comme dans sa partie publique. Il sort sur le balcon pour prendre l'air et s'aperçoit que les innombrables réservoirs d’eau disposés chaotiquement dans la cour fuit aussi. Il monte au dernier étage pour avoir une vue panoramique de la Suisse de l'Orient et remarque que les réservoirs du toit fuient également.

Il sort pour explorer le pays, s'achète une manqouché et se met en marche. Partout où il va, en ville et dans les plaines, en mer comme à la montagne, notre aventurier constate que les réseaux d’eaux usées dans la contrée où coulaient jadis le lait et le miel ne sont guère mieux. Le tout-à-l’égout urbain fini en mer sans traitement et les fosses septiques rurales sont déversées régulièrement dans la nature, même par les plus respectés des notables. Eh oui, l’eau c’est la vie et la vie est peuplée d’insectes.

Par l’odeur repoussée, notre promeneur s’est rendu compte tout seul que les abattoirs de la capitale sont infects. Il a remarqué aussi que l’origine de ce mal pestilentiel mystérieux qui donne des haut-le-cœur aux Libanais ici et là est dû à un cocktail particulièrement efficace, échappements-abattoirs-égouts-déchets, et que finalement, le jeune ministre de l’Environnement, Fady Jreissati, n'avait nullement besoin de glisser l’argent du contribuable dans la poche d'un expert international pour le découvrir!

Il a remarqué également que les ordures ménagères sont déposées souvent sur les trottoirs des rues de la capitale et des villes, sur les routes des villages et dans les ravins, et dans le meilleur des cas, dans des bennes à ciel ouvert, disponible 24h/24. Au hasard des rues et des routes, notre explorateur avait vu des individus pauvres -il n’a pas su s’ils étaient Français, Américains ou Saoudiens- fouillant les poubelles à la recherche des objets de valeur, comme des bouteilles en plastique et des canettes en aluminium (des produits qui peuvent être revendus même vides), que des Libanais, Palestiniens ou Syriens vivant dans l’opulence n’ont pas eu la décence de les mettre dans un circuit de recyclage.

Vers midi, notre marcheur avait déjà compris qu’il était dans une contrée au climat méditerranéen, aux étés chauds et secs et aux hivers doux et humides, infestée par les rats et les souris, comme à Paris lui a-t-on dit, les chats et les chiens, pas comme à Paris mais comme à Athènes plutôt, sans aucun plan pour capturer les petits félins et les canidés errants afin de les stériliser. On lui a raconté, pendant qu'il sirotait sa citronnade, que selon les municipalités, de temps en temps, ces animaux indésirables sont soit empoisonnés sans discernement (par les municipalités qui se croient civilisées), soit tués par balles (une sorte d'entrainement avant l’arrivée des oiseaux migrateurs).

On lui a même expliqué que certains Libanais égocentriques, adoptent des petits chatons et des chiots en été (ohhh que c’est mignon), et les abandonnent dans la nature à la fin du printemps quand ils sont grands (ahhh parce que le chat fait ses griffes sur le tapis de l’entrée et le chien mord le canapé du salon), comme en France lui a-t-on fait remarquer là aussi pour faire bonne figure, que d’autres oublient de les faire opérer et jettent les portées dans la nature comme leurs ordures ménagères d'ailleurs.

Enfin bref, il n’a pas fallu longtemps à notre explorateur de l'extrême pour se poser une question élémentaire : comment peuvent-ils imaginer avoir un environnement sain au Liban sans une prolifération incontrôlable des insectes nuisibles avec des responsables aussi inconscients, et dans des conditions si favorables, avec de l’eau suintante et stagnante un peu partout et en toute saison, des eaux usées à l’air libre, des sacs poubelles sur les trottoirs, des bennes à ciel ouvert, des ordures disponibles 24h/24, fouillées par des gens errants pauvres et des animaux errants affamés, qui ont le malheur de vivre dans un très beau pays devenu au fil du temps, laid et pollué ?


Et encore, en continuant sa route, notre flâneur s’est rendu compte que le reste est pire. Les décharges sont dans les alentours de la capitale libanaise. Celle de Bourg Hammoud est une montagne de la taille de la colline d'Achrafieh. Il a retrouvé Bakhos Baalbaki pour manger une fattit hommous chez Le Chef (une cantine dirigée par un Bassil), qui lui a appris que Gebrane, un autre Bassil, avait annoncé en 2013 la transformation de la décharge en un parc d’attraction, censé voir le jour en 2020. Hey Gebb, il ne reste que six mois pour ce « rêve d’une nation » ! Entre deux oignons verts, BB lui a expliqué aussi qu’aucun plan sérieux n’a été mis en place pour résoudre efficacement et définitivement la crise des déchets déclenchée en 2015 par la crise de nerfs intéressée de la girouette de Moukhtara, Walid Beik. Il lui a expliqué également que rien, absolument rien n’est entrepris par les municipalités libanaises - riches, très riches même et beaucoup plus riches que vous ne l'imaginez, celle de Beyrouth en tête ! - et par le gouvernement libanais de Saad Hariri, et les ministères concernés, celui de l’Environnement notamment, pour sensibiliser la population libanaise et les résidents étrangers, surtout les Français, les Saoudiens et les Américains, ainsi que les Syriens et les Palestiniens, à réduire leur production d’ordures ménagères.

A la fin du déjeuner, notre marcheur est pris d’effroi en découvrant comment on fait la chasse aux grands arbres au Liban, comment on taille les rescapés des tronçonneuses en boules décoratives (notamment à Beyrouth) et comment on tire sur tout ce qui bouge dans le ciel, même sur des oiseaux migrateurs dont la viande n’est pas consommable. Attristé, il ne lui a pas fallu longtemps pour se poser une deuxième question élémentaire : comment peut-ils imaginer avoir un environnement sain au Liban sans une prolifération incontrôlable des insectes nuisibles avec des responsables municipaux inconscients et dans des conditions si favorables, avec des ordures ménagères à profusion, dans des contrées sans arbres et désertées par les oiseaux ?

Prenons les moustiques par exemple. Ils ne peuvent pas rêver mieux que le Liban, alors que ce sont les insectes qui ont le plus de prédateurs. En théorie seulement ! A commencer par la vaste famille des oiseaux locaux et migrateurs, comme les moineaux, les alouettes, les rouges-gorges, les rouges-queues, les pinsons, les gobe-mouches (ils portent bien leur nom !), les grives, les perdrix, les guêpiers, les fauvettes, les cailles, les pipits, les hirondelles, les bécasses, les pélicans, les éperviers, et j’en passe et des meilleurs. Près de 390 espèces d’oiseaux, dont environ 260 migrateurs, ont été recensées au Liban. Alors question les champions : avec 25 millions de cartouches vendues par an au pays du Cèdre et une loi sur la chasse sauvage non appliquée, qu’est-ce qu’il peut bien en rester aujourd’hui à votre avis ?

Quand on ne chasse pas les oiseaux, on détruit leur habitat. A Beyrouth, on taille les arbres à la française et on rebouche les derniers trous d’éclats d’obus dans les façades. Eh oui, ces trous ont fait le bonheur de beaucoup d’espèces et de générations d’oiseaux ! Où voulez-vous que les pauvres oiseaux nichent de nos jours dans une ville inhospitalière comme Beyrouth ? Et pour les plus débrouillards, le vacarme de cette ville infernale (engendré par les voitures, les klaxons et les pompes à eau !), non-stop jour et nuit, se charge de les faire fuir bien loin !

Ailleurs, le bétonnage et les feux de forêts dévorent tout (el-akhdarr wel yébiss), population et résidents coupent les arbres pour faire propre et pour le bois de chauffage (faire des économies et éviter d’acheter du mazout), les Fattouch & Co agrandissent leur business avec la complicité des autorités municipales (cimenterie et carrières, même au détriment de la réserve de Chouf !), et le gouvernement de Saad Hariri, les ministres attirés Bassil-Abi Khalil-Boustani, ainsi que le Conseil du développement et de la reconstruction (majliss el enme2 wal e3mar wel tekhrib), s’obstinent à vouloir construire un aberrant barrage dans la merveilleuse prairie de Bisri qui détruira d’un coup 6 millions de mètres carrés. Cela représente la taille de plusieurs communes libanaises, soit 0,06 % des 10 452 km2 de la superficie du Liban. Eh oui, l’équivalent d’un tiers de notre capitale sera englouti par les eaux, avec sa faune et sa flore. C'est 20 fois le Bois des Pins de Beyrouth, 3/4 de la superficie du Bois de Boulogne à Paris. C'est tout simplement criminel pour un petit pays comme le Liban. Aux dernières nouvelles, on a kidnappé et battu un des défenseurs du site, Roland Nassour, en veillant bien à lui casser une côte et lui couper une oreille.

C'est dans cette magnifique prairie vallonnée de Marj Bisri, que l'ensemble du gouvernement de Saad Hariri, le trio au ministère de l'Energie et de l'Eau Bassil-Abi Khalil-Boustani, ainsi que le Conseil du développement et de la reconstruction de Nabil el-Jisr, s'obstinent à installer un aberrant barrage qui détruira 6 000 000 m2 d'une contrée bénie des dieux au Sud-Liban, alors que nous vivons dans un pays qui fuit de partout et qui n'a pas de compteurs d'eau! Dossier complet dans mon article "La stupide politique des barrages au Liban: du désastre de Jannet au scandale de Bisri" 

Cela étant dit, il n’y a pas que les oiseaux qui sont victimes des activités humaines. Les libellules et les chauve-souris se nourrissent d’insectes, notamment de moustiques. Qui se préoccupe du sort de ces derniers par exemple en saturant l’air d’insecticides comme le font les Itani-Chbib aux quatre coins du pays du Cèdre ? Personne. Les pires superstitions et phobies continuent de plus belle. Des mômes désinformés par des parents mal informés continuent de croire que les chauve-souris peuvent s’agripper aux cheveux ! Prenons les grenouilles, elles se nourrissent de moustiques aussi. Sans me tromper, je pense que trois-quarts des mômes au Liban n’ont jamais entendu un coassement de leur vie. Ce n’est pas de leur faute, il n’y en a plus. Et pourtant, c’est toute notre enfance, càd avant-hier.

A ce propos, mon enfance, comme celle de beaucoup d'entre nous, était marquée aussi par le chant assourdissant des cigales. Ce n’est plus que de la légende aujourd’hui. Je me souviens encore comme si c’était hier, de tous ces criquets qui fuyaient devant nos pieds, quand on s'aventurait dans les champs. Les serpents du Liban ont beau être inoffensifs et se nourrir de rongeurs, ils sont tués sans état d’âme.

Allez, une dernière, parce que la liste est bien longue, les cafards. Beurk ! 99,99% des Libanais croient que cet insecte immonde n’a qu’un prédateur, le Baygon. Eh nooon, il en a deux autres au moins, que Dame nature met à notre disposition gracieusement, des espèces d’araignées et de guêpes, des insectes que beaucoup de monde ne peuvent pas voir en peinture. Il faut voir la folie qui s’empare des gens -pas uniquement des Libanais, loin de là !- quand ils aperçoivent une araignée au plafond. La panique dès qu’une pauvre guêpe s’amène à un barbecue.


Parlons peu, parlons bien. Tout ce développement n’a qu’un but, expliquer la stupidité de l’action municipale entreprise régulièrement à Beyrouth. La pulvérisation massive des rues de la capitale libanaise, mais aussi des bâtiments privés, des champs et des vergers, par des insecticides pose problème pour trois raisons principales.

. Primo, elle est d’une efficacité médiocre, au moins dans le cas de l'action municipale. C’est un peu comme si on décide de camoufler l’odeur nauséabonde beyrouthine dégagée par le quartet infernal pollution-abattoirs-égouts-déchets avec de l’essence de Guerlain ou de lavande. C’est un gaspillage de l’argent public.

. Secundo, les substances chimiques pulvérisées sont hautement toxiques pour les êtres humains. Une partie de cet air empoisonné sera respiré, directement dans la rue et les voitures, ou indirectement, dans les appartements. Le phénomène est amplifié par l’usage intensif de la climatisation (voitures et appartement). Certes, personne ne tombera raid comme un moustique (les molécules toxiques étant dispersées dans l’atmosphère), mais il est évident que le procédé est triplement morbide car la respiration d’une seule molécule nuisible a des conséquences dans l’organisme, la dose respirée a des conséquences plus importantes sur certaines personnes (enfants, femmes enceintes, personnes âgés, personnes souffrant de maladies respiratoires, etc.) et les conséquences sont aggravées par la répétition de l’exposition.

. Tertio, les substances chimiques pulvérisées sont hautement toxiques pour l’environnement. Dans ce domaine, le principe de Lavoisier s’applique pleinement, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », et se retrouve dans la nature. Il ne faut pas sortir de Harvard pour savoir que toutes ces molécules morbides contamineront non seulement l’air, mais aussi les sols et les eaux, la mer, les fleuves et les nappes phréatiques. De ce fait, elles retourneront aux expéditeurs, sauf que là, hélas, elles ne feront pas de distinction entre les irresponsables donneurs d’ordre et les paisibles citoyens.


Ces actions sont non seulement inadaptées, mais elles sont en plus dangereuses. Les municipalités et les entreprises qui sont déterminées à lutter contre la prolifération incontrôlable des insectes nuisibles au Liban doivent :

1. Cesser immédiatement de rejeter des molécules hautement toxiques dans la nature. Croyant bien faire, elles contaminent l’air, les sols et les eaux du Liban. Et si les municipalités et les entreprises ne le font pas, le gouvernement et les ministères de l’Environnement et de la Santé doivent prendre le dossier en main et sanctionner les fautifs. C’est de la protection des êtres vivants dont il s’agit.

2. Protéger l’écosystème libanais et rétablir l’équilibre dans la nature. Il faut absolument comprendre que si les insectes nuisibles prolifèrent c’est parce qu’on tue leurs prédateurs naturels, directement en pulvérisant massivement les rues, les pelouses, les plages et les bâtiments par des insecticides, et indirectement, en détruisant l’habitat de leurs prédateurs. Ainsi, l’idée doit bien entrer dans les esprits : la meilleure façon de lutter contre les insectes nuisibles résident dans la protection de l’écosystème et sûrement pas dans la stupide pulvérisation de tout l’environnement avec des insecticides. Et s’il n’y a qu’une action à entreprendre dans ce domaine, c’est celle de sauvegarder les espaces verts au pays du Cèdre et de (re)planter de grands arbres, dans les forêts et les jardins privatifs, ainsi que sur les routes rurales et les trottoirs urbains.

3. Informer la population, les adultes-seniors comme les enfants-juniors, sur la notion de l’écosystème et l’importance de sa protection, au lieu de gaver les premiers avec des émissions abrutissantes et de bourrer la tête des seconds avec des connaissances tout aussi abrutissantes. « Un écosystème est un ensemble formé par une communauté d'êtres vivants en interrelation avec son environnement. Les composants de l'écosystème développent un dense réseau de dépendances, d'échanges d'énergie, d'information et de matière permettant le maintien et le développement de la vie. » Sublime de vérité, Wikipédia. Il ne faut pas se voiler la face, il y a une phobie incroyable des Libanais à l’égard des animaux et des insectes, due à l’ignorance, la désinformation et même la superstition. Cela doit être inversé.


Et dire que nous avons le choix, au Liban et dans les autres contrées du monde.

 • D’une part, de vivre en harmonie avec tous les êtres vivants de notre écosystème. Nous ne sommes qu’un élément parmi d’autres dans la nature. Notre intelligence ne nous donne pas plus de droit sur les autres animaux et insectes, surtout pas celui de tuer. Bien au contraire, cela nous donne plus de responsabilités pour gérer au mieux cette cohabitation et protéger tous les êtres vivant avec nous quand s'avère nécessaire.

Deux principes doivent prévaloir : évaluer l’impact sur l’environnement de toute action humaine aussi minime soit-elle et ne pas tuer qui que ce soit ou quoi que ce soit s’il n’y a pas un danger avéré, imminent et incontournable. Bon, une seule exception, les moustiques, et encore, on peut les éviter avec une simple moustiquaire. En tout cas, personnellement, je n’ai jamais tué une araignée de ma vie, un gobelet et un carton suffisent pour sortir les intruses indemnes des habitations et les laisser faire ce qu’elles savent très bien faire, tuer les insectes. Certes, il faut parfois agir contre une infestation de tel ou tel insecte, mais cette action doit être réfléchie, limité, ciblé et avec le dosage minimal car les insectes constituent un élément déterminant de l’écosystème.

 • D’autre part, de vivre comme des êtres égoïstes qui se croient au-dessus de tous les êtres vivant sur Terre. Il ne faut pas rêver, cette attitude conduira à la détérioration de notre écosystème. Certes, nous survivrons. Mais il faut voir dans quelles conditions et à quel prix. La prolifération des insectes nuisibles sera incontournable. Au Liban, c’est déjà le cas. Elle conduira à multiplier les actions inintelligentes comme celle qu’on voit sur la photo à Beyrouth. On se débarrassera peut-être des insectes un laps de temps. Mais d’autres les remplaceront. Les nouveaux seront plus coriaces et nécessiteront plus d’insecticides.

Et ainsi de suite, nous nous engagerons dans une lutte sans fin avec un prix exorbitant à payer, une explosion des cas de cancers à cause de la contamination de l’air, des sols et des eaux par des molécules hautement toxiques.

Certes, une action efficace ne peut qu’être collective. Mais à la base, il y a toujours une prise de conscience individuelle. 

samedi 1 juin 2019

Qui veut la peau de l’Université libanaise ? Survol du budget incohérent du Liban pour 2019 (Art.617)


Beaucoup on dirait, dans le secteur public comme dans le secteur privé, à commencer par ceux qui sont censés tenir à l’enseignement supérieur public au Liban comme à la prunelle de leurs yeux, les ministres et les députés libanais. La preuve, les enseignants de cette institution de l’Etat libanais qui prodiguent dans de nombreux domaines un enseignement de qualité, qui vaut, rivalise et dépasse celui des universités libanaises privées, selon les cas, sont en grève depuis trois semaines. Qui est au courant de ce conflit social au Liban ? Aussi étant que cela puisse paraitre, personne. Je ne l'étais pas, il y a encore quelque jours.


Tout a commencé avec le projet de loi concernant le budget de l'Etat libanais. 1 234 pages, pour faire croire qu’ils sont sérieux. Les valeureux médias libanais, comme Al-Nahar ou Al-Tayyar, n'ont publié que la partie générale du projet de loi, sans les détails, soit 83 pages en tout et pour tout, alors tout le monde sait que le diable se cache justement dans les détails.

Ils espéraient avoir un chèque en blanc. Si on a un peu de chance, le budget du Liban pour l’année 2019 sera adopté au moment où la France commencera à discuter du sien pour 2020. Nous n’aurions qu’un an de décalage. C’est mieux que de ne pas avoir de budget comme ce fut le cas pendant la décennie post-indépendance, la seconde en 2005. Cela vous donne une idée de l’amateurisme de la classe politique libanaise.

En tout cas, on nous dit que la loi libanaise de finances 2019 prévoit des mesures draconiennes. C’est que l’heure est grave, les dirigeants libanais ne peuvent plus nous bercer avec « Tout va très bien Madame la Marquise ». D’un côté, la dette publique du Liban est abyssale, elle dépassera prochainement les 100 milliards de dollars (86 milliards $ actuellement ; on s’approche dangereusement des 200% du PIB) ; et d’un autre côté, la classe dirigeante est impatiente de bénéficier de la manne financière accordée au Liban il y a un an lors de la conférence CEDRE organisée par la France avec la participation de plusieurs pays européens et arabes, afin de sauver le Liban de la banqueroute : 11 milliards $ de dons et de prêts à condition d’adopter des réformes structurelles et de contrôler les dépenses. Parfait. Le problème c’est que tout indique qu’ils n’en feront pas bon usage et que les choses iront de mal en pis. D'ailleurs, on n'en serait pas là si tel n'était pas déjà le cas.

*

Notre PIB est de l’ordre de 53 milliards de dollars. Il est prévu qu’on passe d’un déficit budgétaire de 11,4% du PIB en 2018 à 7,56% en 2019. C’est beaucoup d’économies, nous applaudissons des deux mains. Mais pas de quoi pavoiser, loin de là, ce dernier chiffre est mauvais, il constitue une épée de Damoclès au-dessus de la tête des Libanais. Les dirigeants du Liban prévoient des dépenses de plus de 17 milliards de dollars alors que les recettes ne dépasseront pas les 13 milliards. Notre croissance est en berne, gelée à 0,2% l’an dernier. Un tiers du budget sert uniquement à rembourser les énormes intérêts de la dette publique, soit 5,54 milliards $, détenue essentiellement par les banques libanaises, qui n’ont franchement pas intérêt à ce que la situation s’améliore à partir du moment où 3,36 milliards $ de cette somme astronomique concerne les intérêts des emprunts nationaux (61 %) et 2,18 milliards $ les emprunts internationaux (39 %).

Inutile de sortir de Harvard pour saisir la gravité de la situation. Dire que l’économie libanaise est malsaine est un euphémisme, le Liban est dans un état morbide. Pour parvenir à réduire le déficit, il faut augmenter les recettes et diminuer les dépenses. Pour les recettes, les ministres et les députés prévoient des taxes, encore des taxes, toujours des taxes. Pour les recettes, ils prévoient des coupes budgétaires, parfois, pas toujours, sachant qu’il y a coupe et coupe. Certaines ont de quoi faire sourire les prêteurs et les donateurs, sans plus. Une taxation de 0,66 $ pour toute narguilé servie dans un lieu public (ça aurait pu être facilement le double), 666 $ pour les vitres teintées (au lieu de les interdire), 166 $/an pour le port d’armes (au lieu d’imposer une taxe de 1 million $ par arme), une taxation 2% sur les importations (un taux bien ridicule), et j’en passe et des meilleures, alors que les pensions de retraites des fonctionnaires libanais et les indemnités de fin de service coûteront aux contribuables libanais près de 2 milliards $ en 2019, un montant en nette augmentation de 180 millions $. Bienvenue au Liban, pays du surréalisme économique.

Toujours est-il que lorsque les dirigeants occidentaux découvriront avec quel mépris les dirigeants libanais ont taillé dans le budget de la seule université gratuite au Liban, dans un pays qui devient progressivement inabordable pour sa population, ils mettront ces derniers sur la paille et récupéreront leur argent sur le champ.


La décision prise par le gouvernement de Saad Hariri dans son ensemble -et plus particulièrement, par le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, et le ministre de l'Éducation et de l'Enseignement supérieur, Akram Chehayeb- ainsi que par les députés libanais, toutes tendances politiques confondues, qui ont discuté du projet de loi dans la commission parlementaire des Finances et du Budget (présidé par Ibrahim Kanaan), n'est pas responsable. Deux chiffres pour comprendre. Le budget de l’Université libanaise, dans toutes ses branches et disciplines pour l’année 2018 était de 419 milliards de livres libanaises (soit 279 millions dollars). La nouvelle loi de finances pour l’année 2019 prévoit de le baisser à 382 milliards LL (soit 254 millions $). Par un trait de crayon, les dirigeants libanais, dont certains ont été formatés dans des universités privées, ont décidé, pour faire des économies, de supprimer 37 milliards LL du budget de l’enseignement supérieur public gratuit du pays du Cèdre (soit 25 millions $). C’est à peu près 9 % de l'ancien budget. Le projet de loi prévoit aussi de diminuer de 3,5 milliards LL la contribution de l'Etat au fonds de soutien aux professeurs d’université.

Cela aura trois conséquences :

. Primo, diminuer les salaires des employés et des enseignants et de l’Université libanaise, ainsi que les prestations du fonds de soutien aux profs d'université, ce qui représente pour ces derniers une partie conséquente de leur salaire et une source de sécurité.

. Secundo, réduire les bourses et aides accordées aux étudiants issus des familles les plus défavorisées et instaurer des frais universitaires non négligeables.
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. Tertio, pousser les professeurs à aller progressivement dans le privé, une hémorragie qui détériorera à terme la qualité de l’enseignement supérieur public au Liban.

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Tout cela est d’autant plus rageant que les économies, on peut les faire ailleurs et pas des clopinettes. Près d’un tiers de la dette abyssale libanaise est dû à la gestion désastreuse du secteur électrique au Liban depuis la fin de la guerre civile en 1990. Les plans pour ramener le courant 24h/24 se suivent depuis 2010. Et c’est toujours un fiasco. Et pourtant, l’électricité c’est autour de 1,5 milliards de dollars par an jetés par les fenêtres. L’électricité justement, c’est l’article 13 du projet de loi de finances. Puisque Electricité du Liban est déficitaire depuis la nuit des temps, les (ir)responsables libanais prévoient de lui accorder une avance à long terme de 1 306 milliards LL, une somme à rajouter aux 1 194 milliards LL déjà accordés en mars et en février, soit au total 2 500 milliards LL (soit 1,7 milliard $, 10% du budget global de l’Etat libanais). Encore une info pour vous faire un dessin, le vol du courant électrique est monnaie courant au pays du Cèdre, toutes régions confondues, jusqu’à 70% dans certaines contrées où les voleurs bénéficient d’une impunité totale. Et c’est comme ça depuis 30 ans. Oui mais bon, il faut faire des économies quand même pour être pris au sérieux à l’international. C’est c’là, ce sont peut-être les 0,025 milliard $ enlevés à l’Université libanaise qui sauveront le Liban de la faillite!

Pour mesurer à quel point les dirigeants libanais ne sont pas à la hauteur de la tâche, voici une autre comparaison. Elle concerne le salaire des employés des cercles du pouvoir.

. L’Assemblée nationale, la chasse-gardée de Nabih Berri. Le budget salarial est pratiquement inchangé. Pour être précis, disons qu’il baissera de 5 petits millions LL seulement (3 300 $ ! mais enfin, c'est le geste qui compte).

. La présidence de la République, la chasse gardée de Michel Aoun. Si on comptabilise les salaires et les autres traitements, y compris les vagues domaines des « consultants » et des « récompenses », on s’aperçoit que le budget augmentera de 51 millions LL entre 2018 et 2019.

. La présidence du Conseil des ministres, la chasse-gardée de Saad Hariri. Idem, le budget salarial, y compris la part des conseillers et des récompenses, grimpera de 238 millions LL en 2019.

Prenons maintenant l’exemple de quelques ministères. Commençons par le plus prestigieux de tous, celui des Affaires étrangères, la chasse gardée de Gebrane Bassil. Concentrons-nous sur le budget des missions à l’étranger.

. Pour les fournitures bureautiques, achats de livres, abonnements presse, vêtements, factures (eau, électricité, téléphone), courrier, etcétéra (je vous laisse imaginer) : on prévoit une augmentation de budget de 700 millions LL (0,47 million $).

. Pour la location des locaux, l’entretien et les relations publiques -l’installation des ambassades et des consulats dans les beaux quartiers, le champagne à flot, les amuse-gueules à gogo et les baklawa compris - on prévoit une baisse de près de 6 milliards LL (4 millions $). Pour les frais de voyage et de transport, il y a une petite baisse aussi de 512 millions LL. Tout cela est fantastique en soi, mais ça donne une idée de l’ampleur du gaspillage de l’argent public dans ce domaine depuis l’indépendance en 1943.

. Pour les salaires et les indemnités diverses, le cœur du problème, eh bien, figurez-vous qu’on prévoit de passer de 84,2 milliards LL en 2018 à 95,8 milliards LL (64 millions $), soit une augmentation du budget de 11,6 milliards LL svp (7,8 millions $). Pour rappel, à l’Université libanaise, on prévoit des économies de 25 millions $.

Passons si vous voulez bien au ministère de l’Intérieur, la chasse gardée du Courant du Futur depuis un moment. Le budget global de l’année 2018 était de 1 595 milliards LL (soit 1,06 milliard $). La nouvelle loi de finances prévoit une baisse de 35 milliards LL en tout et pour tout, soit 2,2% contre 8,8% pour l’Université libanaise. Notez que la coupe budgétaire concernant cette dernière est supérieure de 2 milliards LL à celle du ministère de l’Intérieur, qui a pourtant un budget 4 fois plus grand. Comprenne qui pourra.

Pour le ministère de la Défense, la chasse gardée du Courant patriotique libre depuis un moment, qui avait un budget gigantesque de 2 843 milliards LL (1,9 milliards $), aucune coupe, bien au contraire, on a décidé d’y rajouter pour l’année 2019 près de 5,5 milliards LL (3,7 millions $). Par contre, pour le ministère de l’Education et de l’Enseignement supérieur, au budget tout aussi astronomique de 2 063 milliards en 2018 (1,37 milliard $), on prévoie une baisse de 1,9 milliard LL (1,3 million $). Ça résume bien les priorités des dirigeants actuels du Liban.

Surprise dans ce tableau noir, pour le ministère de la Santé, on prévoit une hausse du budget de 11,3 milliards LL (738 milliards LL pour 2019, soit 492 millions $). Pas mal de coupes concernant les contributions publiques et privées (banque des yeux, commission chargée des dons d’organes, Croix-Rouge, Caritas, etc.), ainsi que divers programmes de soins primaires, soins bucco-dentaires (bon, ça va, les sans-dents existent, François Hollande les a rencontrés), de vaccinations, de surveillance épidémiologique, etc. Mais on note quand même quelques hausses conséquentes notamment en ce qui concerne les frais d’hospitalisation et l’achat de médicaments (20 milliards LL de plus). Comme par hasard, le Hezbollah tenait beaucoup à récupérer ce ministère.

Ce tour d’horizon ne serait pas complet sans un retour au ministère vache-à-lait, celui de l’Energie et de l’Eau, la chasse gardée du Courant patriotique libre depuis 2008. Il n’échappe pas aux coupes budgétaires (-3,7 milliards LL), mais on note curieusement, une augmentation des salaires et des indemnités des employés, des contractants et des consultants de 246 millions LL svp. Pour services rendus sans doute, les coupures électriques.

Pour les autres ministères, on prévoit :
- des baisses (en milliards LL) : Finances (-134), Travail (-24,8), Agriculture (-11,2), Travaux publics (-3,5), Information (-1,9), Tourisme (-1,9), Justice (-1,7), Environnement (-1,3), Sport (-1,1), Déplacés (-0,63), Industrie (-0,53), Télécoms (-0,4) ;
- des hausses (en milliards LL) : Culture (+3,8), Economie (+12,4), Affaires sociales (+107).

Deux derniers points importants encore. Dans les dépenses, une ligne retient toute l’attention, surtout au moment où Donald Trump a oublié les leçons de la stupide invasion de l'Irak et Hassan Nasrallah exprime son intention de réaliser un remake des Tambours de la guerre. Elle est au fin fond du projet de loi finances, page 974, terra incognita pour la majorité des députés, il faut avoir le courage d'arriver jusqu'à là : 20 millions $ pour « compléter le paiement des indemnités de l’agression de juillet ». Hein ? Rappelez-vous, la guerre de 2006 où Israël s'est acharné sur le Liban pendant 33 jours, une guerre déclenchée par le Hezbollah pour libérer un dénommé Samir Kantar, un Libanais emprisonné en Israël en 1979 suite à une opération palestinienne en territoire israélien et qui est allé mourir dans les bras du tyran de Damas. Merci la Résistance, 13 ans après, nous payons encore le prix. Pour rappel la guerre de Juillet 2006 a coûté au Liban une douzaine de milliards de dollars, l'équivalent de 50% du PIB du pays du Cèdre à l'époque. Elle n'a coûté que 4% du PIB de l'Etat hébreux. Elle constitue une part importante de notre dette publique abyssale. Hélas, c'est sans doute le prix à payer pour s'assurer une « victoire divine ».

Le second concerne le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), et de la destruction de la magnifique prairie de Marj Bisri au Sud-Liban aussi. Le CDR dépend de la présidence du Conseil des ministres. Les dirigeants libanais se sont ingéniés pour faire apparaitre le budget général du CDR aux yeux des plus pressés et des presbytes qui ont oublié leurs lunettes dans le coffre de leurs voitures, en baisse de 45,5 % soit de 269 milliards LL (180 millions $). Foutaises oui. Ce bilan vient du fait que les 380 milliards LL de constructions financées par des fonds internationaux en 2018, ne figurent tout simplement plus dans les comptes de 2019. En réalité le budget du CDR concernant les chantiers qui sont en cours d’exécution au Liban passera de 211 milliards LL à 322 milliards LL (215 millions $), financés par l'argent des contribuables libanais, soit une augmentation de 52,6 % (74 millions $). C'est du jamais vu. Et pour faire quoi? Bétonner, el akhdar wel yébiss, et aller saccager une magnifique prairie au fond d'une vallée située dans le Sud-Liban, en lisière du Mont-Liban, Marj Bisri, pour construire un des plus aberrants barrages de notre temps.



On voit très bien de ce survol du budget pour l’année 2019 quelles sont les priorités des dirigeants actuels du Liban. Quand on compare la coupe du budget de l’Université libanaise, qui prodiguent depuis 1951 un enseignement de qualité à un tiers des 200 000 étudiants, aux autres coupes budgétaires (Affaires étrangères, Défense, Intérieur, ainsi que les présidences de la République, Conseil et du Parlement), l’incohérence des choix économiques des ministres et des députés libanais saute aux yeux. C’est ce qui nous amène à s’interroger sur l’utilité et la finalité d’une mesure qui manque singulièrement d’intelligence. Y a-t-il une volonté non avouée du pouvoir libanais, des partisans de la privatisation de tout (y compris de l’air qu’on respire au moment venu), et des lobbies des universités privées qui poussent comme des champignons au Liban et dont la qualité de l’enseignement laisse beaucoup à désirer, d’obliger les classes moyennes libanaises à se saigner pour envoyer leurs filles et fils dans 47 universités privées hors de prix, déjà qu’ils peinent à les conduire jusqu’au bac ?

Le budget général de l'année 2019 a été adopté par le gouvernement de Saad Hariri il y a quelques jours et envoyé aux 128 députés pour être discuté et voté. La coupe budgétaire concernant l’Université libanaise, si elle est votée et appliquée, est une honte pour les dirigeants libanais qui restera coller sur le dos de ceux qui l'ont adopté et la voteront. Elle est la marque d’une classe politique incompétente et qui ne sait pas faire la différence entre ce qui est prioritaire et ce qui ne l’est pas ou l'est moins, qui manque de vision et dont les actions sont suspicieuses, incapable de comprendre qu’on évalue un pays, entre autres, à la qualité de ses services publics, notamment de son système éducatif, et non à celle de son front de mer, ses rooftops et ses narguilés.