jeudi 20 juin 2019

Le monde de l’opulence : de l’anniversaire de Carlos Ghosn au Château de Versailles aux vacances de Barack Obama dans un mas de Provence (Art.621)


Il a fallu attendre le 9 mai 2019 pour découvrir quelques secondes de l’événement dans les médias. Et pourtant, on n’a pas à chercher longtemps pour mettre la main sur quelque chose de plus consistant, un film de 8 minutes et 21 secondes. Celui-ci a été mis en ligne sur Youtube le 20 mai 2014, il y a cinq ans déjà, par une mystérieuse chaine appelée « March 9th Versailles », qui n’a qu’une seule et unique vidéo à son actif. Elle n’était pas répertoriée, donc introuvable dans le moteur de recherche. Elle a circulé en privé et en toute discrétion. Une chose est sûre, le film a été réalisé par l’agence CMP, une société de production située à Levallois-Perret.


Ce dimanche 9 mars de l’an de grâce 2014 restera dans les annales et toutes les mémoires comme l’élément le plus accablant contre Carlos Ghosn. Et ce ne sont pas les éléments qui manquent pour l’affirmer sans état d’âme. Cette soirée de grand faste au Château de Versailles était en réalité de très mauvais augure. Officiellement, le « PDG » venait célébrer le 15e anniversaire de l'Alliance Renault-Nissan, sauf que l’accord fut conclu un 27 mars (1999). Officieusement, le « cost killer » croyait couronner sa carrière en fêtant le 60e anniversaire de sa naissance, un 9 mars (1954), comme par hasard. Il ne se doutait pas un instant qu’il creusait sa propre tombe en grande pompe.


Sur cette vidéo d’un autre monde, on voit de belles voitures arrivant sur la place d’Armes à Versailles, des invités en tenue de gala entrant dans l’enceinte du château, des figurants en habits d'époque, la galerie des Batailles, des tableaux monumentaux sur l’histoire de France, de la dorure, du champagne qui coule à flot, une interminable tablée et un feu d’artifice grandiose. Dans cette soirée d’un autre temps, il était question de chauffeurs privés pour emmener les invités de leurs hôtels au château, des bouffons et de la musique baroque pour amuser la galerie, une visite privée des appartements et un grand chef Alain Ducasse pour servir les convives.

Parmi les invités, on ne pouvait pas rater Jeff Bezos, l’homme le plus antipathique sur Terre depuis le règne des T-Rex (rien à voir avec sa fortune, Bill Gates par exemple, est un homme qui parait très sympathique!), Amine Maalouf, notre fierté nationale, l’académicien, auteur des Identités meurtrières, qui devrait à l’avenir se pencher plutôt sur le goût immodéré d'une frange de ses compatriotes pour le luxe outrancier, et François Cluzet, oui oui l’acteur des Intouchables, le compagnon de l’ex-dircom du Carlton de Cannes. Enfin, allez comprendre en qualité de quoi ces trois personnes d’horizons différents, estimables par ailleurs, sont venus fêter le soi-disant 15e anniversaire de l’Alliance Renault-Nissan à Versailles ?


Si l’ambition a conduit ce Franco-Brésilo-Libanais des prestigieuses écoles Jamhour-Stanislas-Polytechnique-Mines à la société Michelin, la mégalomanie l’a fait tomber de l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi dans une geôle nippone. Une chute vertigineuse qui n’est pas sans rappeler une des plus belles œuvres du 7e art, la saga de Barry Lyndon, réalisée avec brio par Stanley Kubrick. Certes, Carlos Ghosn doit son ascension sociale à son mérite et non à un mariage intéressé. Il n’empêche que le PDG libanais comme le personnage irlandais doivent leur chute sociale à leur folie des grandeurs.


Parlons peu, parlons bien. Tout pose problème avec cette soirée fastueuse.

. Primo, son coût, 634 000 euros pour 160 convives, soit une dépense de près de 4 000 € par personne. Certes, nous avons tous un petit faible pour telle chose ou telle autre. Personnellement ça se limite à un Nokia et à un MacBook Pro, de véritables bijoux d’Europe et d’Amérique (et j’y tiens !). J’aurais pu acheter autre chose pour la moitié du prix payé, mais bon, le coefficient est de deux maxi, même moins, et la différence globale est somme toute relative, quelques centaines d’euros. Avec Carlos Ghosn, on change carrément d’échelle. Pour s’en rendre compte, allons diner à La Tour d’Argent.

Un diner dans l’un des plus prestigieux restaurants de Paris coutera 360 € par personne grand maximum, avec tenez-vous bien un avant plat, six services et un dessert ! Oui il faut rajouter le vin, qui va plomber l’addition comme d’hab. Et je peux vous dire qu’avec 320 000 bouteilles sous le nez, on aura le choix. Allez, restons raisonnables, arrondissons à 500 € par personne vin compris, avec une vue imprenable sur Paris, la Seine et Notre-Dame en cours de restauration. Et si c’est au moment du coucher de soleil, tout cela n’a pas de prix. Ainsi, le coup de folie de Carlos Ghosn au Château de Versailles a couté entre huit et onze fois plus cher que notre débauche à La Tour d’Argent qui coute déjà huit à onze fois plus cher qu’un bon restaurant à Paris. Y’a pas à dire y’a pas photo, il s’agit d’un luxe indécent.

. Secundo, la situation est d’autant plus indécente que Carlos Ghosn n’a pas réglé l’addition lui-même. Ce n’est pas le cas avec mon Nokia et mon Mac. Sur le carton d’invitation, les convives éclairés ont pu déchiffrer le message invisible écrit avec du jus de citron :

« Venez voir tout Versailles est en émoi,
Pour souffler soixante bougies avec moi.
Qu’importe si notre présence n’est pas légale,
Du moment que Renault-Nissan régale. »


Une soirée à La Tour d’Argent n’aurait couté à Carlos Ghosn que 80 000 euros TTC, tout au plus, tout à fait à la portée de la bourse de quelqu’un qui gagne 15 600 000 d’euros par an (2015). Ce délire gastronomique n’aurait représenté que 0,5 % de son salaire annuel. Entre nous, il aurait pu même se payer Versailles sans obliger Renault-Nissan de mettre la main à la poche. Quand on y pense, c’est hallucinant de bêtise ! Mais bon, c’est sans compter avec la cupidité des hommes. Et voilà comment à l’indécence s’est greffée l’insolence.

. Tertio, le cas Ghosn est d’autant plus indécent et insolent, que les convives étaient essentiellement des amis, beaucoup de Libanais, et n’avait pas grand-chose à voir avec Renault et Nissan, comme on l’a vu précédemment avec le trio Bezos-Maalouf-Cluzet. Les cadres du constructeur japonais se comptaient sur les doigts d’une main. Le jeune sexagénaire gâté, gâteux, au choix, voire les deux à la fois, ne peut même pas prétendre que son coup de folie était un coup de com’ pour la bonne cause et la bonne image de l’entreprise. Raté.


Rajoutez à ce tableau noir, deux circonstances aggravantes.

. D’une part, comme tous les abuseurs, Carlos Ghosn et sa future femme, Carole Nahas, n’ont pas su s’arrêter à temps. Ils ont pris goût au luxe de Versailles au point de fêter leur union deux ans plus tard au Grand Trianon. Belotte et rebelote, un événement privé au coût exorbitant payé encore et toujours par l’Alliance. Et ce n’est pas tout, plus de 1,7 million d’euros ont été dépensés par la filiale néerlandaise des deux groupes entre 2015 et 2018 pour couvrir les séjours du couple et de leurs amis, essentiellement libanais, sur la Croisette.

. D’autre part, il est clair que pour pavoiser autant, Carlos Ghosn a gravement abusé de son poste. A Versailles comme à Cannes, l’ex-PDG de l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi est passé champion en détournement à son profit personnel des accords conclus par l’entreprise Renault, de mécénat dans le cas du Château de Versailles et de partenariat dans le cas du Festival de Cannes.

L'acteur François Cluzet, héros du film Intouchables et pilier de l'Alliance Renault-Nissan à ses heures perdues !

Dans mon article consacré à l’affaire, « A qui donner la Palme d'or ‘kezbeh kbireh’ (gros mensonge) : à Carlos Ghosn, à Nissan ou au Japon? », comme beaucoup d’observateurs je me suis demandé : « Est-ce la mésaventure d'un Franco-Libanais jalousé dans le pays le moins ouvert du monde, et le plus replié sur lui-même, le Japon, ou est-ce l'incapacité viscérale de tout Libanais à s'acquitter de ses obligations fiscales sans frauder et sans recourir aux ABS? » Pour rappel, l’abus de biens sociaux consiste, pour un dirigeant de société à « utiliser en connaissance de cause les biens, le crédit, les pouvoirs ou les voix de la société à des fins personnelles, directes ou indirectes ». En France, ce délit est passible de 5 ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende. Avec un recul de plus de six mois sur l’affaire, on peut répondre plus aisément. Pour la première question comme pour la dernière, la réponse est tous les choix à la fois.


Carlos Ghosn a rendu Renault rentable et sauvé Nissan de la faillite. Il a fait de l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, le numéro un mondiale de l’automobile, devant les constructeurs Volkswagen, Toyota et General Motors. De cet angle de vue, c’est un patron hors normes. En contrepartie, il a exigé et obtenu d’être rétribué d’une manière convenable, bien au-dessus des usages européens, 15,6 millions € par an (en 2015, soit 1 700 € l’heure, le salaire mensuel médian en France). Entre 2009 et 2016, Carlos Ghosn a gagné plus de 100 millions d’euros, largement de quoi payer ses frasques à Versailles, Cannes, Beyrouth, Tokyo et Paris. C’est déjà contestable, d’autant plus que son comportement est inacceptable. Il a profité de son poste et abusé de ses fonctions à des fins personnelles. C’est un fait et c’est illégal. Des enquêtes sont en cours au Japon comme en France pour déterminer l’ampleur de ces abus. Il est présumé innocent mais sa réputation est ternie à jamais. De l'autre côté, une chose est claire, l’attitude de Nissan depuis le début de l’affaire en novembre 2018, bien que légitime, n’est pas moins suspecte pour autant.

Libéré sous caution, soumis à un régime de mise en liberté très restrictif, Carlos Ghosn fait l’objet de quatre inculpations par la justice nippone, dont celle de détournements de fonds des entreprises qu’il a dirigées à des fins personnelles. Pas d’inculpation en France pour l’instant, mais l’enquête est en cours. Il n’empêche que les conditions de détention de l’ex-PDG de Renault-Nissan au Japon n'est pas conformes avec les pratiques occidentales. Elles ont révélé un système judiciaire japonais archaïque, étant basé principalement sur des aveux obtenus et acceptés en dépit de flagrantes violations des droits de l’homme.


Après le visionnage de cette vidéo, quelque chose nous taraude de nouveau. La fête organisée par Carlos Ghosn à Versailles le 9 mars 2014 est grotesque. Ça ne fait pas débat. L’occasion, le lieu, les costumes, les manières, le coût et les abus, tout est déplacé. Alors la question que je me pose aujourd’hui est de savoir comment un homme aussi intelligent que Carlos Ghosn peut-il tomber si bas ? La réponse est sans doute complexe et multiple.

Il y a l’ego surdimensionné de l’homme et sa mégalomanie bien sûr, qui ont gonflé à vue d’œil et au fil des ans. On devine aussi, qu’à force de gravir les échelons, il s’est déconnecté de la réalité. Pour en arriver là, il faut également un nombrilisme exacerbé et un amour de soi immodéré. Mais ce n’est pas tout. L’attitude éhontée de Carlos Ghosn qui a osé le meilleur comme le pire, a surement été facilitée par deux éléments : d’une part, son appartenance à la culture libanaise, disons à la culture de ces pays en voie de développement rongés par la corruption et les ABS, où il est difficile de faire la part des choses, entre les biens privés et les biens de l’entreprise (sachant que Renault et Nissan ne sont pas les propriétés de Ghosn !) ; d’autre part, ce double sentiment de surpuissance et d’intouchabilité (relié à l’ego bien entendu).


Terminons par deux anecdotes peu connues.

La première concerne l’idée « Ghosn président », de la République libanaise pardi. Ah si, entre 2014 et 2016, lors de la longue vacance du pouvoir présidentiel, son nom a circulé dans les coulisses et certains esprits. Le Liban étant comme Nissan à l’époque, au bord de la faillite, les politiques libanais étant tous corrompus, il n’y a qu’un homme pour le relever, un chef d’entreprise, celui qui a sauvé la société automobile japonaise. Aujourd’hui, les défenseurs de l’idée doivent rire jaune. Carlos Ghosn peut faire carrière au Liban, avec une nuance de taille, lui au moins, il a des résultats respectables.

La seconde anecdote est en rapport avec Barack Obama. Avec le feu de son patron sans doute, qui venait de prendre ses fonctions à la Maison Blanche (mars 2009), le conseiller du président des Etats-Unis pour le secteur automobile a cherché à débaucher Carlos Ghosn de Renault-Nissan afin de lui proposer d'être à la tête de General Motos. Deux diners ont été organisés à New York et à Washington pour le convaincre, en vain. Cost Killer voulait pour sa part devenir le patron de Renault-Nissan et de General Motors en même temps. Un signe de mégalomanie, une loyauté pour l’Alliance ou un attachement au luxe ostentatoire du Vieux Continent ? Du fond de sa cellule nippone, l’ex-PDG de Renault-Nissan doit bien le regretter aujourd’hui. Non seulement ça lui aurait permis de tirer sa révérence au bon moment, de voguer vers de nouvelles aventures en Amérique, de devenir un mythe dans l’histoire des chefs d’entreprises, mais aussi et surtout, d’être sous la protection d’oncle Sam et de Donald Trump. Aux dernières nouvelles, il y a deux jours, Carole Ghosn a supplié le président des Etats-Unis de venir à la rescousse de son mari.


A propos d’Obama, vous ne savez pas la meilleure ? Depuis samedi, il se la coule douce avec sa famille au Mas des Poiriers, un magnifique domaine situé en Provence, dont les propriétaires sont Américains et qui se loue pour la bagatelle de 55 000 euros la semaine, soit 100 fois le salaire médian hebdomadaire en France. C’est un cas totalement différent. C’est son propre argent déjà. Il l’a sans doute mérité. Il n’empêche qu’on ne peut pas dire qu’il a été gagné à la sueur de son front ni que ça soit moins indécent pour autant. Un autre exemple pour illustrer l’état du monde de l’opulence de nos jours, la déconnection de la réalité de certains et le risque pour nos sociétés de traverser de nouvelles turbulences et de voir apparaitre des mutants de « gilets jaunes » ici et ailleurs, moins agressifs et plus intelligents. Et ce jour-là, « Ah ! ça n’ira pas, ça n’ira pas, ça n’ira pas ! »

En tout cas, lier son destin à des symboles forts de la longue vie du Roi-Soleil, c’est méconnaitre la fin de l’histoire. Au lieu de dilapider 634 000 euros de l’argent des contribuables et des actionnaires, il aurait mieux valu que Carlos Ghosn profite de ce magnifique mas provençal pour la modique somme de 55 000 euros. Pas pour une soirée mais pendant une semaine. A lui le plaisir de diner au grand air quotidiennement, et sur sept jours, en toute intimité, avec ses amis réunis par groupe de trentaines. Qu’importe le nombre, un chef est de toute façon d’astreinte, qu’il cuisine pour un-e convive ou pour plusieurs, pourvu qu’il épate les papilles. Pour les invités qui ont traversé les mers et les terres, il suffisait d’offrir le gîte, tapisser les sols de matelas et les pelouses de tentes. Quoi de plus élégant que de manger à la bonne franquette et dormir à la belle étoile. Un peu de naturel aurait évité au maître des lieux de finir en un Louis XVI d’opérette et à tout ce beau monde de jouer aux « précieuses ridicules ».