dimanche 19 août 2018

C'est aux juges et non aux policiers et militaires de constater et de sanctionner les éventuels abus en matière de liberté d'expression au Liban (Art.553)


Il est temps de légiférer sur la question. Tout politicien qui ne s'exprime pas sur le sujet doit être considéré comme complice des violations graves des droits de l'homme commises actuellement au pays du Cèdre.


Non mais, à ce rythme, on va finir par regretter Suzanne el-Hajj! Elle, au moins, était jolie et faisait son travail avec moins de zèle quand même. Enfin, trêve de plaisanteries, sauf que c'est le grand délire ces derniers temps. Pour un oui ou pour un non, « allo mar7aba, 3azminak-nik 3a fenjann kahwé ». Dernière nouveauté, la police libanaise d'internet passe ses coups de fil via WhatsApp. On aura tout vu au Liban.

Superbe caricature de Plantu, datant de 1988, pour illustrer les relations conflictuelles entre les militaires et les médias traditionnels. En 2018, on peut rajouter les politiciens du côté des militaires/policiers et les réseaux sociaux du côté des médias.

Personne n'est à l'abri au Liban et personne ne sait d'où vient la menace dans ce pays.

Ni un journaliste chevronné des médias traditionnels, Marcel Ghanem (chaine LBCI), à qui le ministre de la Justice Salim Jreissati (Courant patriotique libre), et plus tard la justice (janvier 2018), reprochait d'avoir laissé des invités saoudiens de son talk show accuser Michel Aoun, Nabih Berri et Gebran Bassil d'être des « partenaires du Hezbollah dans le terrorisme », à cause de leur positionnement politique favorable à la milice chiite libanaise.

Ni une jeune journaliste sur internet, Safaa Aïyad (Al-Modoun), convoquée devant le Bureau de la lutte contre la cybercriminalité (juin 2018), pour avoir dénoncé l'usage d'un hôpital publique à des fins électorales par un député d'Amal (Nabih Berri).

Ni un jeune militant de la société civile, Hadi Damien, le coordinateur de la marche des fiertés à l'occasion de la Journée internationale contre l'homophobie et la transphobie (mai 2018), accusé par les Forces de sécurité intérieure, d' « incitation à la débauche » et d' « atteinte aux bonnes mœurs ».

Ni une jeune militante du Parti socialiste, Yara Chehayeb, convoquée devant le Bureau (août 2018), pour avoir osé évoquer les « complexes psychologiques » de Gebrane Bassil, le gendre de Michel Aoun.

Ni même un ado de 15 ans, Youssef Abdallah, interrogé par les renseignements de l'armée pendant 38 heures (juin 2018), pour avoir mis comme photo de profil une image peu flatteuse du président de la République justement. Il n'a été relâché qu'après avoir signé avec son père un document dans lequel il s'engage à ne plus jamais insulter Michel Aoun et le Courant patriotique libre à l'avenir. Le cas a été dénoncé récemment par Amnesty International.

Comme l'a bien dit le père du jeune Youssef,  « ce n'est pas le Liban et nous ne sommes pas en 2018 ». Enfin, si, hélas!

Depuis le mois de juin, le Bureau de la lutte contre la cybercriminalité ne chôme pas. C'est que les politiciens susceptibles, hommes d'affaires à leurs heures perdues, sont déterminés à ne pas laisser ceux qui y travaillent partir en vacances. Pour le festival estivale de 2018, on retrouve trois activistes libanais appelés à comparaitre devant le Bureau de la lutte contre la cybercriminalité (Bureau), la police libanaise d'internet, pour des écrits publiés sur les réseaux sociaux.

À Imad Bazzi, on reproche d'avoir critiqué le projet balnéaire de Ramlet el-Baïda, cette aberration environnementale aux nombreuses irrégularités connue sous le nom pompeux d'Eden Bay, en appelant les internautes à laisser des commentaires négatifs sur les sites communautaires de tourisme comme TripAdvisor, en indiquant que cette "jannit 3adan" des temps modernes, se situe sur une plage publique en violation des lois libanaises et que la baignade se fait dans un environnement pollué par les égouts.

Wadih el-Asmar, lui, ne sait toujours pas trop exactement ce qu'on lui reproche. Eh oui c'est la spécialité de la maison, on vous convoque, mais vous ne savez pas pourquoi! Du coup, il a décidé de garder le silence, un droit garanti par la loi. Par le passé, ce militant des droits de l'homme a dénoncé vigoureusement le discours politique raciste et haineux à l'égard des réfugiés syriens au Liban. Oh, détrompez-vous, c'est largement suffisant pour figurer sur une blacklist.

François Maraoui, libanais depuis plus de 10 ans comme on dit à l'Etat civil, a eu le culot de dévoiler le nom d'un Syrien qui aurait obtenu d'une manière imméritée la nationalité libanaise, accordée par le trio Aoun-Hariri-Machnouk, via un décret top-secret pendant un laps de temps qui s'est révélé être entaché de nombreuses irrégularités. Non mais, on ne badine pas avec les données personnelles au Liban.

Bazzi, Asmar et Maraoui, doivent donc faire face à des ennuis dont ils se passeraient bien, par contre, Charbel Khalil, ma3 kel jaleghto, wou satlento wou ta2elit dammo, ses bêtises et toute sa lourdeur légendaires depuis des lustres, il n'a jamais été inquiété par qui que ce soit des services administratifs de l'Etat libanais. Nul ne sait d'où vient son immunité, mais, tout le monde a constaté qu'il était très gentil avec le CPL, comme par hasard.


Toujours est-il qu'à cette occasion, il est important de rappeler trois évidences :

1. La liberté d'expression est un droit fondamental garanti par la Constitution libanaise, les lois en vigueur au Liban et la Déclaration universelle des droits de l'homme, un document rédigé par la Commission des droits de l'homme des Nations unies en 1948, dont le rapporteur n'était autre que Charles Malik, un des grands hommes de notre patrie. L'article 19 stipule que « tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ». On ne pouvait pas l'exprimer plus clairement! Les rédacteurs du texte étaient visionnaires puisque ce droit peut être étendu aux publications sur internet et à travers les réseaux sociaux.

2. Quiconque s'estimant être lésé par quelqu'un doit toujours avoir la possibilité de saisir les autorités compétentes et de demander réparation. C'est aussi un droit fondamental qu'il ne faut pas piétiner, sinon, ça serait une autre violation des droits de l'homme à rajouter à la longue liste.

3. Le Bureau de la lutte contre la cybercriminalité et de la protection de la propriété intellectuelle, tant décrié, ne fait que son boulot. Quand il reçoit une plainte, il est censé donner une suite, selon les règles et les usages en vigueur au Liban.

Le problème est donc ailleurs. Etant donné la multiplication des affaires ces derniers temps, voici quelques pistes de réflexion, pour éviter les dérapages à l'avenir :

1. Nulle part au monde la liberté d'expression est absolue, sauf dans la tête de certains qui croient que tout est permis sur internet. Désolé d'avoir encore à le rappeler, mais on lit tellement de propos naïfs sur le sujet au Liban, qu'il est nécessaire de temps à autres d'expliquer comment ça se passe dans les vraies démocraties et les Etats de droit. La Cour européenne des droits de l'homme reconnaît le droit des Etats à restreindre la liberté d'expression dans certains cas précis concernant « la sécurité nationale, l'intégrité territoriale ou la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Ces restrictions sont considérées comme des « mesures nécessaires dans une société démocratique ». Les limites de la liberté d'expression doivent être clairement définies dans la législation. Rien en dehors des lois ne peut justifier une restriction à la liberté d'expression. Ce n'est pas une mince affaire mais c'est primordial d'être clair sur ce sujet car ce sont ces limites qui détermineront la recevabilité des plaintes. Pour ce faire, il faut partir du principe que de telles limites doivent demeurer exceptionnelles, afin de ne pas dénaturer la liberté d'expression. Dans ce domaine, on s'inspirera de la France et des Etats-Unis plutôt que de l'Iran et de l'Arabie saoudite, cela va sans dire.

2. Quiconque est convoqué devant le Bureau ou tout autre autorité libanaise, doit avoir le plein droit de refuser de comparaitre. Un mandat d'amener dans le cadre de la liberté d'expression, pour un écrit sur les réseaux sociaux ou des propos dans une émission (comme ce fut le cas pour Marcel Ghanem), est grotesque dans une démocratie. Ce procédé doit être banni par la loi et limité à de très rares situations (trouble à l'ordre publique, risque sécuritaire, danger imminent, etc.).

3. Personne ne doit rester la moitié d'un quart de seconde en prison pour s'être exprimé librement. La garde à vue dans le cadre de la liberté d'expression, sauf dans de rares cas (apologie du terrorisme, appel au meurtre, etc.), est abusive. Elle relève de l'intimidation. C'est une atteinte grave aux droits de l'homme. Un tel procédé est abjecte dans une démocratie digne de ce nom. Si l'infraction est caractérisée, la sanction doit être uniquement d'ordre financière, une amende et rien de plus (sauf pour les exceptions).

4. Il faut redéfinir et réorganiser le travail de tous les services de l'Etat amenés à interroger les Libanais, notamment le Bureau de la lutte contre la cybercriminalité, pour éviter à tout prix qu'ils ne se transforment progressivement en organes de répression entre les mains des politiciens au pouvoir, afin de restreindre la liberté d'expression au Liban, justement, par l'intimidation.

5. De l'intimidation, parlons-en. Il n'est pas légitime, encore moins légal, que le dit Bureau, et les autres organes du même genre de l'Etat libanais, des renseignements des Forces de sécurité interieure et de l'armée, comme de la Sûreté générale et la Sûreté de l'Etat, s'accordent des droits illégaux comme ceux de convoquer les Libanais manu militari pour s'être uniquement exprimés ici et là, de les garder à vue pendant des heures (voire des jours), d'empêcher tout avocat ou un parent d'entrer en contact avec les personnes arrêtées, de les obliger à donner les mots de passe de leur boite emails et de leurs comptes sur les réseaux sociaux, de les forcer à effacer leurs publications, de les contraindre à s'engager par écrit à ne plus dire ceci et de ne plus faire cela (des documents irrecevables devant un tribunal!), de leur interdire de s'exprimer pendant un laps de temps, et j'en passe et des meilleures, pour une raison très simple, tous ces procédés relèvent des compétences des juges, et non des policiers et des militaires ! Les confier à ces derniers, comme c'est le cas au Liban, mis à part que c'est illégal, constitue une atteinte grave aux droits de l'homme. C'est une nuance qui semble échapper à beaucoup de Libanais, y compris ceux qui sont #koullouna_xyz (tous Marcel, Yara, Wadih, François, etc.) et #dodd_el_kame3 (contre la répression). Quant à garantir l'indépendance de la justice libanaise, des influences politiciennes, c'est loin d'être gagné, comme l'ont démontré magistralement les ennuis judiciaires de Marcel Ghanem. C'est le ministre de la Justice lui-même svp, Salim Jreissati (CPL), qui a mis en marche la machine judiciaire contre le journaliste de la LBCI. La meilleure!

Ce qui est particulièrement étonnant dans ces histoires de convocation à répétition devant le Bureau de la lutte contre la cybercriminalité et les autres organes du même genre (Sûreté, Renseignements, etc.), c'est le mutisme de la classe politique libanaise, toutes tendances politiques confondues. C'est à croire que les politiciens de tous bords préfèrent la politique de l'autruche. On dirait que ça arrange les politiciens libanais que les choses ne soient pas toujours très claires, parce qu'un jour ou l'autre, certains d'entre eux pourraient en avoir besoin, eux aussi, à leur tour, pour faire taire des critiques désagréables. Alors, ne perdons pas d'énergie à attaquer le Bureau de la lutte contre la cybercriminalité, ainsi que les services de renseignements et de la sûreté. Ils sont les symptômes du dysfonctionnement général de la démocratie libanaise et de l'état de droit au Liban, non la maladie elle-même, celle peut affecter tous les Libanais d'une manière ou d'une autre, un jour ou l'autre. Concentrons-nous sur les politiciens libanais, députés et ministres. C'est à eux que revient la tâche de légiférer de toute urgence pour mettre un terme définitive aux dérapages. Désormais, à chacune de leur apparition, il faut leur poser invariablement la même question : que comptez-vous faire pour éviter les convocations abusives et les procédés illégitimes en matière de liberté d'expression au Liban ? Tout politicien qui ne s'exprime pas clairement contre les violations des droits de l'homme décrites précédemment, doit être considéré comme complice. Ces différents organes de l'État libanais, dont le fameux Bureau de la lutte contre la cybercriminalité, n'ont pas vocation à devenir des outils de répression du peuple libanais, entre les mains de politiciens incapables d'entendre une voix dissonante. Ils ont été créés pour sauvegarder les droits de l'homme et les libertés fondamentales des Libanais et non pour bâillonner les citoyens