dimanche 23 mars 2014

Dieu s’installe au Parlement libanais (Art.217)


Le Liban est un pays confessionnel, tout le monde le sait. Tout le monde sait aussi qu’au pays des 18 communautés, athée comprise, il n’y a plus rien qui étonne. Retrouver l’icône de la Sainte Vierge, Marie, à l’entrée d’une succursale de banque est monnaie courante dans nos contrées. Si, si ! Non, plus rien ne m’étonnera, c’est ce que je croyais. Eh bien, détrompez-vous. Comme dit Stromae, « quand y en a plus et ben y en a encore », et du confessionnalisme au Liban, on en a non seulement jusqu’à la moelle, mais on en a à plus savoir quoi en faire, on en a même à revendre. L’anecdote vaut bien le détour. Je vous avertis d’emblée, les précisions confessionnelles sont primordiales pour apprécier la dimension tragicomique de l’histoire.

Nous sommes au Parlement libanais, le pouvoir législatif de l'Etat libanais, là où l'on vote les lois qui régissent tant bien que mal la vie en communauté au pays des 18 communautés. Le contexte est particulier. Il a fallu presqu’une année de dur labeur à Tammam Salam pour former son gouvernement et des semaines de longues tractations sous le haut patronage du président de la République, Michel Sleiman, pour rédiger sa déclaration ministérielle. C’est pour vous dire, on revient de très loin. Une centaine de députés de la nation, des représentants de diverses tendances politiques et de toutes les communautés libanaises, sont présents dans l’hémicycle pour débattre de cette déclaration ministérielle hautement controversée. Le vieux renard, Nabih Berri, président de l’Assemblée à ses heures perdues, a réservé deux jours pour la tâche. Vous comprenez, celui qui a fermé le Parlement pendant un an et demi (entre le 1er déc. 2006 et le 25 mai 2008), et reporté la date de l’élection présidentielle en 2007-2008, 17 fois, ne badine pas avec les règles démocratiques. L’ambiance n’est pas hitchcokienne bien entendu. Loin de là. Les spectateurs ne s’attendent à aucun suspens. Et pourtant, une trentaine de ces gaillards représentants avaient des choses à dire. L’issue des débats est connue d’avance. Les députés se succèdent à la tribune, se donnent en spectacle, endimanchés comme il se doit dans un pays conservateur. A les regarder et à les écouter, j’ai l’impression que beaucoup ont mis plus de temps à soigner leur tenue du moment que leur discours de circonstance. La majorité d’entre eux a choisi des mots dans le sens du poil, une petite minorité a décidé d’hérisser le poil de cette majorité.

Les débats sont retransmis par les chaines de télévisions locales. Les Libanais y jettent un coup d’œil malgré leurs occupations, en zappant selon les sensibilités politiques. En dépit de l’importance démocratique de la procédure, le vote de confiance pour le nouveau gouvernement de Tammam Salam, ce jour-là, rien ne distinguait le Parlement libanais d’un arbre à palabres d’Afrique, jusqu’au moment où Estephan Douaihy prend la parole. Douze années de députation et trois mandats depuis 1992, élu dernièrement sur la liste du Changement et de la Réforme de Michel Aoun, descendant de la famille de l’ancien patriarche maronite, de même nom, d'Antioche et de tout l'Orient (1670-1704), c'est pour dire que son mot était tout de même attendu.

Tout en faisant le signe de la croix, il récite un « besm el2ab wal 2ében wal rou7 elqodos, al2illah elwa7id, amine. dawlat al ra2iss... »! Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Dieu Unique, Amen. Monsieur le Président... Eh bien, il a du coffre le bonhomme, au double sens du terme ! C’est la partie tragique de l’histoire. Non, nous ne sommes pas à l'intérieur de l’église Saydet Zgharta ou dans une des constructions mégalomaniaques de Miziara, nous sommes au Parlement libanais, place de l’Etoile à Beyrouth. Le moment est exceptionnel. Le député du bloc du parti des Marada le savait. Il savait également que cette entrée en matière fracassante ne passerait pas inaperçue. Là aussi, est particulièrement naïf qui croit que les mots tombent comme ça par hasard dans une phrase ou un discours. Le député du Nord voulait provoquer les oreilles de certains. Ça n’a pas raté. A peine a-t-il terminé, qu’on entendait la grogne dans un petit coin des gradins, au fond de l’hémicycle. Pour rappel, les Marada, le parti de Sleiman Frangié se situe sans aucune ambiguïté dans le camp du 8 Mars, pro-Bachar (el-Assad) et pro-Hezbollah. Mais, Estephan Douaihy est un chrétien maronite, qui manifestement, est agacé par certaines coutumes de ces alliés politiques au Parlement libanais. Il faut savoir que ses collègues chiites du Hezbollah, comme Ali Ammar, font fréquemment référence à la parole d'Allah, au Parlement et en dehors du Parlement. Le député Nawaf Moussawi reconnait même qu’il a « l’habitude de commencer ses discours politiques par la basmala et la prière », c’est-à-dire par l’expression qui ouvre toutes les sourates du Coran, « besm ellah elré7man elra7im », au nom de Dieu le clément le miséricordieux. On le voit dans cette vidéo par exemple (10:49), terminer son discours par la basmala, la prière et un hommage à Moustafa Badreddine, le cerveau de la cellule du Hezbollah accusée par le Tribunal Spécial pour le Liban de l’assassinat de l’ancien Premier ministre du Liban, Rafic Hariri. Sacré mélange, n’est-ce pas ?

Pas dépité par la grogne de certains députés -de confession musulmane probablement, vu la réponse qui suivra, et du Hezbollah selon toute vraisemblance- le député maronite leur balance : « Qu’est-ce qu’il y a les gars ? Il vous est permis (de le faire), mais pas nous ! Non, mais on aimerait bien savoir ! » C’est le moment comique de l’histoire. On dirait du Molière en Orient. De ce qu’il a dit sur le plan politique, il n’y a rien à retenir. Enfin si, le fait qu’il a défendu la milice chiite en disant : « La résistance (autodésignation du Hezbollah) est une constance, qu’elle figure ou pas dans la déclaration présidentielle (...) Il était plus bénéfique pour nous tous, d’accrocher l’insigne (de la résistance) sur notre poitrine et non de discuter de sa légitimité ». Schizophrénie mon amour !

Si Estephan Douaihy est le premier député chrétien à introduire Dieu au Parlement libanais, ce n’est absolument pas le cas des députés chiites du Hezbollah, qui le font souvent, depuis des lustres, dans l’indifférence générale des autres représentants de la nation et des médias libanais. Allah est omniprésent au Parlement libanais dans les discours politiques chiites, sans que personne ne trouve rien à redire. Alors franchement, comment peut-on songer à la déconfessionnalisation des esprits au Liban, et demander à des citoyens chrétiens, druzes et sunnites, d’oublier leurs appartenances communautaires et de se faire mutuellement confiance, alors qu’il existe au pays du Cèdre, un parti politique libanais pas comme les autres, purement chiite, armée jusqu’aux dents, massivement soutenue par la communauté chiite libanaise, dirigé par des hommes religieux chiites, se targuant de son allégeance au wali el-fakih (le Guide suprême de la République islamique d’Iran, Ali Khamenei), qui écrit noir sur blanc que l’islam, le chiisme bien entendu, est la solution au bordel communautaire libanais, et qui se fait appeler « hezb’allah », le parti d’Allah, Allah des musulmans chiites naturellement, et dont le drapeau se résume à une kalachnikov, le verset coranique « c’est le parti d’Allah qui sera victorieux » et la dénomination « la résistance islamique au Liban » ? Peine perdue. Il est clair qu’indépendamment des armes illégales et de l’idéologie transnationaliste de la milice chiite, aucune démarche politique ne pourra être amorcée au Liban pour déconfessionnaliser les esprits tant que le Hezbollah gardera son nom et son logo !

Même si on est pleinement dans le comique de situation, cet incident est fort regrettable, surtout que d’après les images vidéos, et même par la suite, à la sortie du Parlement et les jours suivants, personne n’a semblé être choqué par la pratique du député maronite, pas plus que par la coutume des députés chiites ! Que l’on soit réduit en l’an 2014 après la naissance de Jésus, et 1382 ans après la mort de Mahomet, à commencer un discours politique, dans un Parlement ou pas, par l’évocation de Dieu, par des députés de la nation, est particulièrement affligeant. En France et au Québec, on débat des moyens de contrôler le port de signes religieux ostentatoires au sein des administrations, dans les écoles de la République et dans les lieux publics. Sans aller jusqu’au fanatisme de certains laïques illuminés, comme Vincent Peillon, ministre français de l’Education nationale, mais enfin, au Liban, nous sommes dans une situation beaucoup plus grave que le reste du monde, étant donné le lieu, un Parlement, et le contexte, la politique. Si les députés de la nation ne donnent pas l’exemple, comment peut-on espérer déconfessionnaliser les esprits des citoyens libanais ? Foutaises. Mieux vaut planter des patates et n’en parlons plus. N’est-il pas temps d’engager dès aujourd’hui des procédures radicales pour espérer parvenir dans un futur lointain à la déconfessionnalisation de la société libanaise, ce mal qui ronge l’Etat libanais ? N’est-il pas grand temps même d’interdire dans l’hémicycle ces pratiques qui ne sont pas adaptées ni au lieu ni au contexte, afin d’éviter cette dérive grave qui conduira inévitablement vers la surenchère religieuse et communautaire ? Comment peut-on espérer un jour faire voter des lois communes pour gérer l’état civil de tous les Libanais, afin d’extraire les citoyens de ce pays de l’emprise des religions avec de telles pratiques et coutumes politiques communautaires ? Impossible.

Terminons cette histoire tragicomique par deux anecdotes secondaires tragicomiques. Au cours de l’allocution de Sami Gemayel, qui interpellait le Premier ministre Tammam Salam, le sommant d’œuvrer pour connaitre le sort des détenus libanais dans les geôles syriennes de la tyrannie des Assad (il serait plusieurs centaines de personnes, dont beaucoup de chrétiens), le député chrétien de Zgharta n’a pas trouvé mieux que de rigoler en disant : « va les ramener de Syrie »! Il faut dire que Sleiman Frangié junior est un ami personnel de Bachar el-Assad. Plus grave encore, il est fier de l’être. Enfin, sachez que notre gaillard a terminé son intervention par cette décision magistrale : « je place la décision d’accorder la confiance au gouvernement ou pas, entre les mains de (Nabih) Berri et de (Sleiman) Frangié, parce que j’ai confiance en eux ». Yé3né, ya heik rijjél ya bala ! « Rajoul el qararatt el so3bé », l’homme des décisions difficiles, dira son affiche électorale aux prochaines législatives. Wlak, c’est oui ou non, bordel. Estephan Douaihy est un des 128 députés du Liban, lol. A cet instant précis, j’ai le sourire aux lèvres en pensant à la sagesse d’une de ses collègues, Gilberte Zouein, qui sait apparemment plus que quiconque que si « la parole est d'argent, le silence est d'or ». Mais pas sur deux mandats, enno quand même !