vendredi 14 septembre 2018

Rachid Taha est mort : hélas, même les grandes stars s'éteignent un jour ! (Art.558)


Rachid Taha ce n'est pas seulement « Ya rayah », c'est entre autres, « Algerian tango », « Barra barra », « Douce France », « Voilà voilà » et « Zoom sur Oum ». 


L'avoir chanté tant de fois à tant de monde, n'a pas dissuadé Rachid Taha de renoncer à partir à son tour, une fois pour toutes de surcroit. Et c'est maintenant à notre tour d'invoquer l'au-delà pour savoir : « Ya rayéh, wein mséfar? » Toi qui pars, où voyages-tu comme ça? Nous le faisons le cœur lourd sachant que lui, n'a aucune chance de « revenir », comme l'émigré de sa chanson.

Rachid Taha lors du tournage du clip "Now or Never" (2013),
un hommage à Elvis Presley

Beaucoup de gens connaissent le chanteur, mais peu savent à quel point cet artiste était une star internationale. Rachid Taha avait beau être de parents algériens et vivre depuis l'âge de 10 ans entre l'Alsace, les Vosges et Seine-Saint-Denis, s'exprimant, écrivant et chantant dans les langues d'al-Moutanabbi et de Molière, il vendait plus de disques au Royaume Uni, qu'en France ou en Algérie. Disons que nul n'est prophète en son pays, même adoptif.

Ses premiers pas, il les a faits avec « Carte de séjour », un groupe beur lancé en éclaireur dans les années 1980. Ses derniers avec « CousCous Clan », une organisation musicale transnationale franco-algérienne montée comme un pied de nez aux suprémacistes américains du Ku Klux Klan, qui s'est produite à Marseille le 1er septembre. Et entre les deux deux et en parallèle, une magnifique carrière en solo, rythmée par de grands tubes. Ya rayah (1998 / clip), un chef d'oeuvre de l'artiste algérien Dahmane el-Harrachi, à l'intention des émigrés d'ici, d'ailleurs et de tous les temps. « Combien de pays habités et de terres désertes as-tu vus ? Combien de temps as-tu gaspillé ? Combien vas-tu en perdre encore et qu’abandonneras-tu ? Ô toi l'émigré, tu ne cesses de courir dans le pays des autres, sais-tu vraiment ce qui se passe? Le destin et le temps suivent leur cours, mais tu l'ignores. Ô voyageur, où vas-tu ? Tu finiras par revenir. Combien de gens peu avisés l'ont regretté avant toi et moi. » Un thème aussi intemporel qu'universel qui a fait de cette version de Rachid Taha un immense succès mondial, au ton musical pop-chaabi-raï, mise en scène dans une ambiance théâtrale à la Kusturica,.

Dans la biographie de Rachid Taha, on trouve aussi Rock the Casbah (2004 / clip), une reprise des Clash, meilleure que l'originale de l'avis même du chanteur du groupe britannique Mick Jones; Douce France (1997 / clip), une reprise de Charles Trenet, une façon de signifier urbi et orbi qu'il y a des immigrés intégrables, à condition que la France veuille bien d'eux ; Algerian Tango (2013 / live) une chanson haute en couleurs avec Mick Jones à la guitare ; l'album live 1, 2, 3 Soleils (1998 / live), qui reprend le concert exceptionnel du trio algérien Khaled-Faudel-Taha (qui contient la chanson hommage à Abdelkader, l'émir sunnite qui lutta avec héroïsme contre l'invasion française de l'Algérie au 19e siècle, mais qui deviendra plus tard un ami de la France, après être intervenu pour sauver de nombreux chrétiens de Damas des grands massacres déclenchés par la communauté druze en 1860, au Liban et en Syrie, visant notamment la communauté maronite) ; et j'en passe et des meilleures.

Toujours est-il qu'en 2016, c'est la consécration, Rachid Taha décroche la Victoire de la musique pour l'ensemble de sa carrière. De toutes ses chansons, s'il faut n'en choisir que quelques unes, mon Top 3 inclura à part Ya rayah, Barra barra de l'album Made in Medina (2000 / live).

Sur le plan littéraire, Barra barra est une superbe illustration du monde d'aujourd'hui, quand on se trouve « enfermer dehors », pour reprendre le titre d'un film d'Albert Dupontel. Rythmée par des envoûtants youyous, Barra barra évoque à la fois les problèmes des sociétés modernes, où règnent l'arbitraire, la jalousie, la haine et le manque de confiance, mais aussi les problèmes environnementaux, concernant le dérèglement des mers et des rivières, et la destruction de la faune et de la flore, ainsi que les problèmes géopolitiques, avec les guerres et les destructions, le sang qu'elles font couler et les murs qu'elles laissent entre les gens.

Sur le plan musicale, c'est une magnifique illustration de ce qu'était l'artiste, comme Bakhos Baalbaki et comme tant d'autres émigrés, qui ont la chance et le malheur de vivre tirailler entre deux mondes, à cheval entre l'Orient et l'Occident, le Sud et le Nord.

Il faut attendre 2013, pour que l'artiste algérien exprime clairement ce tiraillement dans la délicieuse chanson Zoom sur Oum (studio), qui figure incontestablement sur mon Top 3 : « Quand je m’oxyde du manque d’Orient, Qu'aucun soleil ne m'emmène, Vers des chats aux yeux persans, Qu'aucun vent ne vient d'Aden, Pour me sabler le champagne, Qu'aucun tapis ne m’envole, Vers les barrières les montagnes (...) Quand je m’oxyde de l’Occident, Quand tout est gris, quand tout est terne, Qu'ici la vie montre les dents, Voudrait se croire éternelle, Quand le désert parle à mon âme, Me dit le vent vient du Levant, Et que j’entends c'est 'je j’attends' (...) Je zoume sur Oum le temps d’une mélopée, Je zoume sur Oum et ça me désoriente, Je zoume sur Oum le temps de me sentir en paix, Je zoume sur Oum et ça me désoriente ».

Bien qu'on l'associe à la musique du monde, quand ce n'est pas au raï, Rachid Taha est avant tout une grande figure du rock, comme le prouvent l'écrasante majorité de ses chansons, on peut dire qu'il a créé la pop-arabe, et ses nombreuses collaborations musicales avec des grands noms de la scène internationale. Avec Brian Eno par exemple, le producteur du groupe mythique U2 et des légendes comme David Bowie et Coldplay. Eno est un grand fan de Taha. Il a joué avec lui sur scène et ils ont travaillé sur plusieurs albums en studio, sur « Tékitoi » déjà (2004), qui contient le tube Rock the Casbah, ainsi que sur « Zoom » récemment (2013), qui reprend la reprise d'Elvis, (It's) Now or Never (clip), et rend hommage à Oum Koulsoum, Zoom sur Oum (chantée en live à Barcelone en 2014 ; plus une superbe chanson en bonus, au texte, à la mélodie et au rythme enivrants, Qalbi wou qalbik majrouh). Les deux complices ont tenté de prouver, comme l'a expliqué le musicien britannique avec sarcasme, « qu'une bande de musulmans et de soi-disant chrétiens pouvaient facilement travailler ensemble ». 

Rachid Taha a aussi collaboré avec Hans Zimmer, le compositeur de la musique de films légendaires comme La ligne rouge (Terrence Malick, 1999), Gladiator (Ridley Scott, 2000) et La Chute du Faucon noir (Black Hawk Down, Ridley Scott, 2001). Justement, pour ce dernier film qui raconte un épisode sanglant de la guerre en Somalie, la bataille de Mogadiscio (3-4 octobre 1993) où 1 000 Somaliens et 19 Américains ont été tués, le musicien américano-allemand a fait appel à l'artiste algérien pour adapter la chanson Barra barra au film anglo-américain et occuper la deuxième piste de la bande-son.


Ce qui frappe quand on lit, écoute et regarde les interviews de Rachid Taha, c'est cette grande ouverture d'esprit. « Mon père voulait qu’on ait une bonne éducation, à l’européenne… J’ai été aussi quatre ans chez les bonnes sœurs, j’étais même premier en catéchisme (...) Je ne vois plus de différence radicale entre religions chrétienne et musulmane : elles reposent chacune sur le respect de l’autre, la bonté, la générosité. Mes parents ne m’ont jamais enseigné la haine, mais la tolérance (...) Je lis un peu le Coran, c’est subtil, plein de poésie ; seulement, il n’est pas donné à tout le monde de le comprendre, il y a beaucoup de charlatans (...) On n’enseigne guère l’Holocauste aux petits arabes, de peur qu’ils détestent un peu moins les juifs » (Télérama 2007). Oh, ce franc-parler peut couter très cher du Maghreb au Machrek. Mais encore,  « Le raï c'est le contraire de l'intolérance. C'est la joie de vivre, c'est la liberté. "Raï" veut dire mon opinion. Chaque se fait son opinion. Voilà le raï. C'est le contraire du fascime. C'est le contraire de toutes les dictatures » (TV5-Monde).

Si le chanteur est très connu, l'homme engagé l'est un peu moins. Et pourtant, dans ce domaine également, il avait de l'énergie à revendre. Il était très critique de la France. Mais bon, qui aime bien, châtie bien. « Les Noirs, eux, ont plutôt de la chance : ils ont l’image d’athlètes rigolos, bons danseurs, grands baiseurs, ils ont même des héros dans les séries américaines... Ici, beaucoup de Français n’ont toujours pas digéré la guerre d’Algérie. L’Arabe inquiète. On ne peut pas se fier à ce fourbe, potentiel terroriste, fils de fellagha qui peut vous égorger pour rien. » Et encore c'était en 2007 ! « La situation s’aggrave », il ne croyait pas si bien dire. « Il faut bien reconnaître que la gauche est en partie responsable de ce qui se passe. La génération des 25 ans qui ne trouve ni boulot ni logement dès qu’elle mentionne un nom aux consonances maghrébines... ». Enfin, de la gauche ne subsiste que comandante Mélenchon.

Cela étant dit, Rachid Taha n'était absolument pas tendre avec l'Algérie non plus. « Et notre racisme envers les femmes ? La soumission à laquelle la famille et un islam mal compris les contraignent, l’obligation du voile ! Tant que les femmes restent asservies, la démocratie ne peut exister. Prenez les mariages arrangés, qui demeurent la règle chez nous. Quand il n’y a pas d’amour au départ, quand le géniteur est trop souvent un violeur, les mères ne peuvent se réfugier que dans leur foi et tombent amoureuses du premier homme doux avec elle : leur fils aîné ! Du coup, elles surinvestissent sur lui, mettent leurs filles éventuelles au service du grand-frère, en font un macho. Et parfois même un intégriste tant leurs relations sont sublimées : pour le fils, la mère si dévouée, si pieuse est devenue une sainte, dont il se rêve le prophète. » Pas besoin de sociologues avec Rachid Taha. Ce qui est fascinant dans cette explication, c'est qu'elle est valable dans tout le monde arabe, à quelques nuances bien entendu, en Algérie comme au Liban, chez les chrétiens comme chez les musulmans.

Rachid Taha a grandi en mode stéréo, Oum Koulsoum dans un oreille et les Led Zeppelin dans l'autre. Authentique et généreux, joyeux et charismatique, il avait l'esprit créatif, une voix rauque et chaleureuse, il était un chic type, un gentleman, un forgeron des mots et du verbe haut. Il se rêvait en philosophe et en poète, en Khalil Gibran et en Omar Khayam, en Jean Genet et en Pier Paolo Pasolini. C'était un homme de courage, un penseur éclairé, un écorché vif, un artiste en colère. La tragédie de sa vie, c'est l'Algérie. Ce point est crucial pour comprendre qui était vraiment Rachid Taha et ce qui l'animait. Et là encore, beaucoup de personnes d'origine algérienne ou libanaise se reconnaitront dans ses paroles. « J'avais trop de colère contre ce pays qui n'avait pas été capable, malgré ses richesses, de nourrir son peuple, qui avait obligé des gens comme mon père à émigrer, à être humilié à l'étranger, à y subir des douleurs énormes. Jusqu'à n'avoir même plus la force de revenir. » Un témoignage poignant. C'est ce qui le poussera à ne pas mettre les pieds dans son pays natal de 1989 à 2006.

C'est à cette époque qu'il décide d'entreprendre des démarches administratives pour obtenir la nationalité française. Mais qu'on le veuille ou pas, certaines blessures ne cicatrisent jamais. Le souvenir d'un oncle tué par l'armée française durant l'absurde guerre pour que l'Algérie demeure française, finit pas convaincre l'artiste de rester Algérien. Mais qu'on ne s'y trompe pas, Rachid Taha a largement prouvé son attachement à la France, toujours avec un brin de fantaisie. « J’adore la France... Parce que c’est encore un vrai pays démocratique qui s’est construit sur un beau slogan publicitaire : Liberté, Egalité, Fraternité. Et puis les femmes y sont plus belles qu’ailleurs... Vous n’avez pas remarqué comme on s’embrasse ici ! Pour un oui, pour un non. C’est le côté arabe de la France. C’est déjà un début. » Il l'a même résumé dans une belle formule dans le documentaire réalisé à son retour dans le pays de son enfance, Rachid Taha en Algérie : ma parabole d'honneur (Pascal Forneri, 2006), où beaucoup comme moi, se reconnaitront : « Algérien pour toujours, Français pour tous les jours ».

Et que serait Rachid Taha sans cette maladie qui l'accompagna durant toute sa vie artistique, le syndrome d'Arnold Chiari, une malformation du cervelet, asymptomatique jusqu'à l'âge de 27 ans, mais qui était à l'origine de graves troubles neurologiques qui pouvaient survenir même sur scène. Au lieu de vivre cette loterie du destin comme un handicap, cela a doublé sa détermination, dans ce domaine aussi, pour se battre et changer les choses. En octobre 2017, il révèle l'info au quotidien algérien al-Watan afin de « sensibiliser les gens à cette maladie et surtout, prévenir et se prémunir des mariages consanguins », pratique qu'on retrouve dans le monde arabe, communautés chrétiennes comprises.

Un des premiers enregistrements live de Ya Rayah, en direct dans "Le cercle de minuit", émission du 29 novembre 1993 sur France 2 (archives INA)

Une dernière anecdote. L'artiste algérien était connu également pour son humour. Pour celles et ceux qui trouvent que les mères méditerranéennes sont trop possessives -et comment, que ceux qui pensent le contraire osent lever le doigt!- voici le conseil d'un connaisseur, un testament. « Ma mère m’a eu à 15 ans et je ne l’ai jamais appelée maman, mais Aïcha. Ça m’a aidé à trouver très jeune un meilleur couscous que le sien ». Excellent.

Voilà voilà, comme l'a dit Rachid Taha, dans la dernière chanson de ce qui est désormais son dernier album studio, Zoom, un sublime opus contre la montée de l'extrême droite et de la xénophobie, mis en scène avec la participation de noms connus comme Mick Jones, Eric Cantona, Oxmo Puccino et Agnès B. Et dire qu'il l'a écrit il y a plus de vingt ans. Le msafir a profité d'une crise cardiaque pour tirer sa révérence. Il a été enterré vendredi dans sa ville natale, près d'Oran, par son père et sa mère, qui ont dû ressentir l'une des pires douleurs qu'on puisse éprouver sur Terre. Il laisse un autre testament à l'émigré qui rêve d'un autre monde. « Ô voyageur, je te donne ce conseil à suivre sur le champs. Vois ce qui te convient avant de vendre ou d'acheter. Ô dormeur, tes nouvelles me sont parvenues, ce qui t'est arrivé m'est arrivé. C'est ainsi que le coeur revient à son créateur le Très Haut ». Sublime. Repose en paix Rachid Taha et à un de ces jours sous d'autres cieux. Hélas, même les grandes stars s'éteignent un jour.