samedi 10 mai 2014

La vie de pintade de Muriel Rozelier à Beyrouth ! Quand une journaliste française du « Commerce du Levant » pédale dans le bourghoul de la loi de libéralisation des loyers anciens au Liban (Art.226)


La « spécialiste du Moyen-Orient », comme nous le fait savoir la fiche de France Inter a un CV qui impressionne à première vue. Elle collabore avec les plus prestigieux journaux et magazines français. Le Monde, Les Echos, Courrier international, Paris-Match, j’en passe et des meilleurs. Pour notre plus grande chance, nous autres Libanais, elle a élu domicile à Beyrouth. Muriel Rozelier est une journaliste française qui connait bien le Liban. Elle est l’auteur de nombreux livres dont « Une vie de pintade à Beyrouth », un recueil de chroniques journalistiques qui recensent les bonnes adresses des pintades libanaises, ces femmes modernes, féminines et féministes, comme le précise l’éditeur. Elle a même sorti un « Guide des vins du Liban ». Bakhos, le dieu romain du vin, ainsi que l’auteur humble de ces lignes qui porte fièrement son nom, boivent du petit lait pour une fois et pour changer. Actuellement, elle est rédactrice au Commerce du Levant, dont la PDG n’est autre que Nayla de Freige, la directrice de la rédaction de L’Orient-Le Jour.

Tout cela est merveilleux sauf que « son tableau » est complètement faux. J’aurai zappé cette grotesque erreur comme je le fais souvent dans de pareilles circonstances si la désinformation concernant la libéralisation des locations anciennes n’étaient pas à son comble dans notre pays. Le Commerce du Levant est le seul magazine économique francophone du Moyen-Orient, et L’Orient-Le Jour, n’est pas à présenter, c’est le premier quotidien francophone du pays du Cèdre. L’un comme l’autre ne peut donc pas se permettre de mal informer ses lecteurs. Or, c’est ce qui s’est passé récemment, hélas. Dans le numéro du 2 mai 2014 du Commerce du Levant, on trouve un dossier sur les « Loyers » où on nous annonce « tous les détails de la loi » de libéralisation des loyers anciens. Dans L’Orient-Le Jour du 8 mai 2014, un article signé par Muriel Rozelier, du magazine économique, propose un « Décryptage de la loi de libéralisation des loyers anciens », où l’on y retrouve un tableau qui prétend donner un exemple concret sur l’évolution du loyer d’un bien immobilier d’une valeur de 500 000 $. Hélas, les chiffres de ce tableau sont tout simplement erronés.

Il semble que Muriel Rozelier ait mal lu la loi de libéralisation des loyers anciens. Elle confond en réalité deux choses. C’est l’augmentation du loyer qui est la même pendant les quatre premières années (elle est égale à 15 % de la différence entre la « valeur locative » du bien immobilier et le « loyer ancien » ; la valeur locative représente 5 % du prix de vente du bien inoccupé sur un marché libre et le loyer ancien étant celui appliqué avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi), puis pendant les deux années suivantes (elle est égale à 20 % de la différence entre la valeur locative du bien immobilier et le loyer ancien), mais pas les loyers en soi (qui évolueront « progressivement » comme le prévoit la nouvelle loi). Ça change tout, comme on le verra dans le tableau corrigé. Non, le nouveau loyer ne sera pas le même pendant la 1re, la 2e, la 3e et la 4e année. Non, le nouveau loyer ne sera pas le même pendant la 5e et la 6e année. C’est uniquement les montants des deux augmentations qui le seront. Nuance et de taille et comment ! Selon les chiffres de la journaliste française, le locataire de l’exemple paierait 103 000 dollars au cours de son nouveau bail, alors qu’en réalité il payera 160 200 dollars en neuf ans, soit une différence de 57 200 dollars, ce qui représente 127 mois de salaire minimum au Liban, rien que pour la différence. Eh na3am.

Certes, la lecture d’une loi n’est pas chose aisée. Mais enfin, comment voulez-vous que les citoyens soient bien informés quand des journalistes spécialisés eux-mêmes ne le sont pas ? Vous trouverez ci-dessous, un tableau qui reprend les chiffres erronés de Muriel Rozelier et les chiffres corrigés selon les modalités fixées par la nouvelle loi sur les loyers anciens


La progression effrayante des loyers permet de comprendre deux points fondamentaux de la nouvelle loi de libéralisation des loyers anciens au Liban :

1. Pour rester dans l’exemple de la journaliste française, il est inutile de vous dire que personne de la classe moyenne libanaise ne sera capable de payer à la fin de la 5e année, 25 000 $/an de loyers à Beyrouth (près de 2 100 $/mois !), pour rester dans l’appartement qu’il loue depuis des lustres. Beaucoup décrocheront dès la deuxième année du nouveau contrat de location, d’où l’importance d’avoir les bons chiffres. Enno ma3lé.

2. Inutile de vous dire aussi que la Caisse bidon créée pour venir en aide aux Libanais à faibles revenus, gagnant moins de trois fois le salaire minimum, soit 1 350 $/an, ne fera pas long feu dans un pays qui croule sous le poids d’une dette qui s’élève à 65 milliards de dollars

D’abord, parce que cette Caisse a une tare originel létale. Figurez-vous mes chers compatriotes que le législateur libanais a prévu de financer ce fonds par des donations svp. La bonne blague des parlementaires. Je ne sais pas pourquoi, mais cette histoire me rappelle celle des Sikorsky, que j’ai évoquée en début de semaine, ces hélicoptères acquis grâce à un don personnel de 16 millions de dollars de Saad Hariri en 2009, afin de lutter contre les feux de forêts. Cinq ans plus tard, on apprend que l’Etat libanais n’a pas été capable de trouver 300 000 $ pour assurer leur maintenance, et qu’il a fallu compter sur la générosité de la MEA pour les voir de nouveau opérationnelles. Franchement, quel responsable digne de l’adjectif de son titre, peut approuver la création d’une Caisse de cette importance dont le financement est assuré par des « dons » ? Et le pire, c’est la suite. 

Restons dans l’exemple de Muriel Rozelier. Question pour un champion : combien de temps à votre avis survivra une telle Caisse si elle doit payer 10, 15, 20 ou 25 000 $/an, pendant 9 à 12 ans, pour chacun des locataires anciens qui gagne moins de 1 350 $/mois, sachant qu’au total 200 000 foyers seraient concernés par la loi et que notre dette dépasse les 140 % de notre PIB ? Il n’est pas difficile de prévoir que cette Caisse sera rapidement dans l’incapacité d’assurer sa mission et déposera inéluctablement le bilan face au poids financier qu’elle aura à supporter, laissant propriétaires et locataires seuls sur le ring. Il est là le génie libanais de Robert Ghanem et de Samir el-Jisr, bloc du Futur, les parrains de cette loi, les saints patrons des promoteurs et de tous les parlementaires incompétents de notre pays, d’avoir réussi à embarquer les locataires, les propriétaires et l’Etat libanais dans une sacrée galère dont il sera bien difficile de s’extirper.

Et puisqu’on y est, sachez par ailleurs que nous venons juste de prendre connaissance, au mois de mars, des résultats de la nouvelle étude réalisée par la société Eurocost International sur l’évolution des loyers des surfaces moyennes mises à la disposition des expatriés occidentaux dans le monde. Figurez-vous très chers compatriotes, que notre capitale s’est faite une triste place comme étant la 10e ville la plus chère au monde en ce qui concerne les locations de biens immobiliers de moins de trois chambres à coucher aux normes occidentales. Eh na3am ! Beyrouth est aujourd’hui plus chère que Paris (wlé maa2oul !), Zurich, Sydney, Doha ou Dubaï. Elle n’est devancée que par des villes comme Londres, Moscou, Tokyo, Genève ou New York.

Toujours est-il, la libéralisation des loyers anciens telle qu’elle a été décidée par les députés libanais à l'unanimité se fera de la manière la plus sauvage. Elle conduira de facto à l’expulsion de Beyrouth de la classe moyenne, des artistes, des retraités et de la majorité des natifs de la capitale du Liban. Elle restera une honte pour les députés libanais qui l’ont voté et pour le Parlement libanais qui l’a adopté, jusqu’à son abolition et l’étude d’une nouvelle loi plus juste. J’aborderai dans les prochains jours l’importance de la décision du président de la République libanaise qui s’est abstenu de signer cette loi qui n’assure pas la « justice sociale ». Je prépare en parallèle un rapport qui sera remis à Michel Sleiman, lui demandant la saisine immédiate du Conseil constitutionnel pour invalider cette loi inique et inconstitutionnelle.

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