mercredi 3 décembre 2014

Sabah, Saïd Akl, mais aussi Gibran Khalil Gibran ! Le mépris d’al-Manar, la chaine du Hezbollah, pour certaines icônes libanaises (Art.257)


Le Liban a perdu la semaine dernière deux grands noms en l’espace de deux jours. Qu’on les apprécie ou pas, ces deux noms font partie de l’héritage culturel du pays du Cèdre et de la mémoire collective de l’ensemble du peuple libanais. C’est ce que je croyais naïvement. J’y reviendrai plus loin.  

Sabah, notre chanteuse nationale, était aussi la « diva de la musique » du monde arabe. Un titre qu’elle partageait avec, Oum Kalthoum (Egypte), Warda el-Jazairia (Algérie) et Fairuz (Liban). C’est pour dire la place qu’elle occupait ! « El-chahroura », a marqué les populations arabes, du Machreq au Maghreb. D’abord, par une voix exceptionnelle. Mais pas uniquement. « Sabbouha » a marqué les esprits par sa vie privée également. Sur ce plan, disons que Jeannette Gergi Feghali, de son vrai nom, est notre Elizabeth Taylor en quelque sorte. Mariée au moins à 9 reprises, on parle même de 13 fois, la « merlette » a eu une vie sentimentale tumultueuse. Chrétienne maronite, elle a épousé non seulement des hommes chrétiens mais aussi des hommes musulmans sunnites, des compatriotes et des étrangers. Elle fut même musulmane un moment de sa vie, par amour et le temps d’un mariage. Sabah est par conséquent, un des plus beaux symboles vivants, en chair et en os, de l’union nationale et du melting-pot : une cohabitation fraternelle islamo-chrétienne avec abolition des frontières religieuses et administratives entre les individus. Femme émancipée à une époque où ses semblables n’avaient pas droit de cité, excentrique dans ses tenues, elle était aussi une grande adepte du recours à la chirurgie esthétique, pour rester jeune quitte à s'enlaidir au fil des opérations. Elle fut la première chanteuse arabe à se produire à l'Olympia de Paris, au Carnegie Hall de New York, au Piccadilly Theatre de London et à l'Opéra de Sydney. En deux mots, disons que tout était excessif 3end el Sabbouha, autant sur le plan personnel que sur le plan professionnel : 2 religions (chrétienne et musulmane), 4 nationalités (libanaise, américaine, jordanienne et égyptienne), 13 mariages, 20 spectacles, 50 albums, 83 films et pas moins de 3 500 chansons !

Saïd Akl, était lui aussi, un homme exceptionnel et pas moins excessif pour autant. Il fait l’unanimité sur le plan littéraire. Grand poète reconnu, il est connu aussi pour ses envolées lyriques. Cela, tout le monde le sait. Et pourtant, l’homme est controversé sur les plans politique, philosophique et idéologique. Pas pour son soutien continu au général Michel Aoun ! Quoique, ça n’a pas dû plaire à tout le monde. Sa grande ferveur pour la civilisation phénicienne et ses positions extrémistes anti-palestiniennes agaçaient au plus haut degré tous les nationalistes arabes. Néanmoins, il faut rappeler les contextes des excentricités politico-idéologiques du poète chrétien maronite de Zahlé.

Sans remonter à Mathusalem et aux conquêtes arabo-musulmanes, et sans aller dans les détails des événements tragiques qui ont marqué la mémoire collective chrétienne au Liban (les massacres du Mont-Liban entre 1840-1860, près de 20 000 morts, commis par les Druzes avec la complicité des autorités ottomanes ; la grande famine de la Première Guerre mondiale, en partie provoquée par les autorités ottomanes, près de 200 000 morts, soit 1/3 de la population libanaise de l'époque !), pendant un certain temps, depuis l’Indépendance au moins, une frange de la population libanaise -des communautés musulmanes mais aussi des communautés chrétiennes- montrait un net désintérêt pour l’héritage légué par nos ancêtres, les Phéniciens, dont l’apport capital à l’humanité est pourtant reconnu par tous les historiens, ne serait-ce que comme inventeurs de l’alphabet moderne en usage par l’écrasante majorité des populations du monde d’aujourd’hui. Cette frange de nos compatriotes qui ne s’est pas contentée de se désintéresser de cette partie glorieuse de l’histoire du pays du Cèdre -la région où coulaient jadis, au temps biblique, le lait et le miel- réclamait par ailleurs, la fusion avec la « sœur Syrie » sous des prétextes historiques bidon, bien exploités par la tyrannie des Assad père et fils, autour du thème « un même peuple dans deux pays », et dans un mépris total des préoccupations des communautés chrétiennes libanaises. Voilà pour faire bref. On voit bien que tous les éléments étaient réunis pour nourrir certaines dérives, et même délires, identitaires nationalistes chez certains compatriotes chrétiens comme Saïd Akl.

Quant aux positions extrémistes anti-palestiniennes du poète libanais, pour mieux les comprendre il faut rappeler aussi le contexte d’une époque où nos « hôtes » ont abusé délibérément de l’hospitalité de la population libanaise et ont violé la souveraineté du Liban, allant jusqu’à la création de facto d’un « Etat dans l’Etat » et jusqu’à la proclamation que la libération de leur Palestine passerait par Jounieh et Ouyoun el-Simane (deux régions chrétiennes du Liban). Enfin bref, c'est de l'histoire ancienne, et comme le disait si bien André Malraux, l’écrivain, l’aventurier, l’homme politique et l’intellectuel français : « Juger, c’est évidemment ne pas comprendre, puisque, si l’on comprenait, on ne pourrait plus juger ».

En tout cas, le poète de la Bekaa restera dans l’histoire comme l’inventeur de la transcription du parlé libanais, avec l’alphabet latin. Un point qui a dû agacer plus d’un. Eh oui, sans m'en apercevoir, je me trouve comme tant d’autres Arabes, à rendre hommage toutes les semaines à Saïd Akl, depuis 4 ans, en parsemant judicieusement mes 257 articles d’expressions libanaises et arabes rédiger phonétiquement avec l’alphabet français. Qui l’aurait cru ? Alors, vous comprenez mieux pourquoi je ne pouvais pas laisser passer la mort de cet homme sans lui rendre un certain hommage à ma manière ? Là où Mustafa Kemal Atatürk a brillamment réussi à révolutionner la langue turque, le projet de Saïd Akl est demeuré un avorton. Disons avec le recul, heureusement pour la langue d’al-Mutanabbi, pour les descendants des Phéniciens (qu'on retrouve dans toutes les communautés libanaises, musulmanes comprises, et même syriennes et palestiniennes) et pour tous les musulmans du Liban (puisque l'arabe est la langue du Coran, un détail que Saïd Akl a eu le grand tort de négliger !). Toute la controverse qui entoure le nom de Saïd Akl, me rappelle un peu celle qui entache un grand nom de la littérature française, Céline. Alors que l’écrivain est considéré comme un grand novateur de la littérature française du XXe siècle, qui a justement créé un style propre où la langue parlée française est mélangée avec subtilité au français académique, on lui reproche toujours son rapprochement des milieux collaborateurs avec l’Allemagne nazie et ses pamphlets antisémites.

Toujours est-il qu’à l’heure où deux grands noms libanais nous ont quittés, et alors que toutes les chaines libanaises ont interrompu leurs programmes, ont dépêché leurs journalistes aux funérailles et ont consacré leurs antennes à cette double perte pour la nation libanaise, seule al-Manar, la chaine de la milice chiite du Hezbollah, a décidé de zapper complètement les deux événements ! Wa ka2anno chei2oun lam yakoun, comme si l'extraterritorialité du Hezbollah-land se concrétisait pour de bon et se reflétait à tous les niveaux.

Le comportement d’al-Manar, mêlant mépris et isolationnisme, m’a rappelé une anecdote qui traine depuis quelques années dans un coin d’archives de ma boite crânienne. C’est l’occasion ou jamais de vous en faire part. Je me trouvais coincer au Liban pour quelque temps. Un soir, alors que j’étais affalé dans un vieux canapé -à réfléchir comment je peux faire pour saboter la pompe à eau de mes voisins, yallé sar3a el déné dans la cour de l’immeuble- me vint l’idée lumineuse de parcourir la production télévisuelle libanaise. Télécommande en main, faisant de moi le grand maître de cérémonie, je me suis adonné avec un immense plaisir au vice des temps modernes, le zapping, et à cette perversité addictive abominable qui m’est propre, regarder la télé en coupant le son. Croyez-moi c’est miraculeux. Tout d’un coup, Dolly Ghanem vous parait remarquable, Dima Sadek plus gracieuse que pertinente et Marcel Ghanem d’une perspicacité redoutable. Enfin, ce jour-là, il n’y avait que des niaiseries sur toutes les chaines libanaises. Par curiosité, j’ai marqué l’arrêt sur ma chaine favorite, al-Manar justement, qui semblait passer un téléfilm. Sur le petit écran, on voyait un jeune couple assis autour d’une table. Fleur bleue comme je peux l’être à mes heures perdues, et puisque j'étais agacé par le bruit strident de cette saloperie de pompe à eau dans la cour, j'ai pris la décision exceptionnelle de mettre le son. En gros -c’est ça ce qui fabuleux dans les téléfilms libanais, vous rattrapez en 5 min les 5 derniers épisodes !- la femme exprimait avec un grand enthousiasme son admiration pour Gibran Khalil Gibran, l’auteur du chef d’œuvre Le Prophète. J’étais ravi de la chance que j’ai eue de tomber à ce moment précis de l’épisode. La suite me donna entièrement raison. L’homme semblait dubitatif. La femme en rajoutait un peu. Devant la grise mine de son compagnon, elle tenta d’obtenir des renseignements sur les raisons de son attitude réservée. Après des répliques à l’égyptienne, procédé répandu dans le cinéma des bords du Nil, du genre « je ne peux pas t’en dire plus... laisse-moi tranquille... je préfère ne pas en parler... on verra ça une autre fois », blablabla, il se lance dans une tirade grotesque sur ses goûts qui iraient plutôt vers les écrivains engagés qui évoquent la souffrance des mères des martyrs et non vers ceux préoccupés par des considérations personnelles, patati patata. Je n’en revenais pas. Waouh ! Wlé chou khass toz be mar7aba ? Et dire que s'il y a un chrétien qui a bien su parler de l'islam, c'est Gibran Khalil Gibran. Et voilà comment al-Manar lui rend hommage dans ce téléfilm ! Ce qui m’a interpellé n’est pas le fait que sa tirade tombait comme un cheveux sur la soupe, et sonnait faux, si faux -bon, après tout on a le droit de ne pas aimer Khalil Gebran- mais de relever cette volonté flagrante du scénariste du téléfilm qui passait sur la chaine chiite du Hezbollah, de ternir l’image d’un des plus grands écrivains libanais, qui fait la fierté de tous les Libanais sans exception aucune, toutes appartenances communautaires confondues, notamment des communautés chrétiennes et spécialement des Maronites. C’était tout simplement, consternant.

Ce triple mépris, pour trois personnages clés de la culture libanaise, chrétiens comme par hasard, n’est point étonnant pour une chaine qui se démarque des autres par son caractère exclusivement « chiite », qui n’emploie aucun chrétien dans ses rangs, contrairement à la Futur TV par exemple (la chaine du courant du Futur de la famille Hariri), par méfiance autant que par idéologie religieuse, et dont la ligne éditoriale est islamiste par excellence.

Ce n’est point étonnant non plus pour un parti djihadiste, qui n'a rien à envier à Daech & Co, qui pense que le Liban n’avait ni existence ni rôle avant l’avènement du Hezbollah (il n’était qu’un espace de boîtes de nuit et de services), qui estime que le nouveau Liban, qui reste à créer, doit être en harmonie avec l’existence du Hezbollah, qui considère les chrétiens de Kesrouan et de Jbeil comme des envahisseurs, qui appelle clairement depuis sa création en 1982 (dans ses discours et ses livres, dernier appel attesté par votre obligé date de 2010), à l’établissement d’un « Etat islamique » au Liban (qui serait une source de bonheur pour l’être humain), qui décrète que la musique est haram (car Allah aurait interdit aux humains de chanter), qui croit que les chansons rendent la nation molle, qui décide que seuls les chants révolutionnaires sont halal parce qu’ils ne rendent pas l’être humain mou (à condition qu’ils ne soient pas semblables à ceux qu’on retrouve chez les gens immoraux et ceux de la débauche, et qu’ils ne provoquent pas l’euphorie), qui trouve qu’il ne suffit pas de parler d’Allah, de Mahomet, de l’Islam, de la Résistance, du Sud-Liban et d’Israël pour qu’une chanson devienne révolutionnaire (rappelez-vous mon anecdote sur Khalil Gibran, vu par les scénaristes de la chaine al-Manar !), j’en passe et des meilleures. Vous trouverez plus de détails sur ces extraits d’anthologie de Hassan Nasrallah (chef du Hezbollah), Mohammad Raad (chef du bloc parlementaire du Hezbollah) et Naïm Kassem (numéro deux du Hezbollah), dans mes articles 201 et 247, « Si seulement Fairuz, Ziad Rahbani, Majida el-Roumi et John Travolta savaient ce que Hassan Nasrallah pense d’eux » et « Quand cheikh Naïm Kassem, qui appelle à fonder un ‘Etat islamique’ au Liban, s’inquiète pour ‘Jounieh’ ».

Sabah, Saïd Akl et Khalil Gibran, étant tous les trois des personnalités chrétiennes (maronites), désolé d’avoir à le rappeler, nous avons là trois exemples qui confirment, preuves s’il en faut, que le rapprochement du leader chrétien maronite, Michel Aoun, du Hezbollah, est à la fois déplacé, contre nature et dangereux. Il est vraiment grand temps d’y mettre fin, mon Général !