vendredi 6 mai 2016

Vous avez votre Beyrouth, j’ai la mienne :
بيروت مدينتي، من حقي البقاء فيها
(Art.357)



1. Une bataille électorale pour disposer de 3,4 milliards $ d’argent public

Beirut Madinati vs. Le2i7at el-Biyerté. Mais aussi, Le2i7at Beirut et Mouwatinoun wa mouwatinat fi dawlat, wa halloum jara. C’est à perdre son arabe ! Beyrouth et les Beyrouthins sont au centre de la bataille électorale qui s’engage dans 48 heures, pour le contrôle de la municipalité de la capitale libanaise. Il faut sans doute commencer par rappeler que les 24 heureux élus auront tout le loisir de disposer jusqu’à 3,4 milliards de dollars d’argent public à dépenser sur six ans. C’est pour dire, l’enjeu financier est énorme. Et pourtant, ces élections n’intéressent d’habitude qu’un électeur sur cinq. D’un côté, on a des candidats issus de la société civile. De l’autre, une coalition de l’échiquier politique libanais. Inutile de vous dire que c’est le pot de terre contre le pot de fer. Mais, rassurez-vous, l’entrechoquement se trouve amorti par des subterfuges électoraux, telles que les courbettes de circonstance, comme la visite de Beirut Madinati à Walid Joumblatt, ou des ententes tacites, aussi étonnantes soit-elles, aucune des listes ne s’est donné la peine de faire le bilan de l’équipe municipale sortante.

Article paru le 4 mai dans Annahar,
pour soutenir la liste Beirut Madinati,
mais qui utilise une ancienne affiche murale
d'une campagne que nous avons menée à l'été
2015, où figure le slogan "beirut madinati,

men 7akki el baqa2 fiha", que nous avons
créé pour défendre les locataires anciens.
Sur la forme, la nouveauté de ce millésime électoral, c’est l’émergence de la liste Beirut Madinati. Lorsque nous avons créé ce slogan avec d’autres activistes pour défendre le droit des locataires anciens de rester dans Beyrouth, nous savions qu’il était puissant, mais nous n’imaginions pas qu’il sera repris par des candidats aux élections municipales, qui n'ont toujours pas trouvé honnête de révéler ce pécher originel à leurs sympathisants. Ce qui m’a bien surpris ces derniers jours, c’est de constater que le plagiat du slogan n’a pas choqué beaucoup de monde au Liban. Ce qui prouve que la perception général du droit reste déplorable dans notre pays. La wlooo !

2. Beirut Madinati vs. Tol3et Re7etkom

Autre fait qui m’a surpris avec la publication de ma trilogie sur « Beirut Madinati » (BM), ce sont les attaques modérées dont je fus l’objet malgré mes griefs contre ce mouvement, comparées à celles qui ont accompagnées mes critiques de « Tol3et Re7etkom » (TR). Deux faits l’expliquent : les droits d’auteur concernant ce superbe slogan d'amour pour Beyrouth, qui nous reviennent d’une manière incontestable et le soutien que j’ai apporté aux premiers, alors que j’avais critiqué les seconds du début à la fin, à commencer par leur fichu slogan. Mais cela n’explique pas tout. BM est un mouvement sérieux, facilement défendable, qui le critique prend des risques. TR était une réaction amatrice, facilement attaquable, qui la critiquait ne prenait pas beaucoup de risques. Donc il y a un paradoxe, j’aurais dû avoir plus d’attaques au sujet de BM, qu’à l’époque de TR. Ce n’est pas le cas. Certes, mes critiques à BM sont justifiées. Celles de TR l’étaient aussi, le temps l’a largement démontré. Evidemment, ce dernier point m’a donné du crédit. Soit, mais que peut-on dire de plus sur ce paradoxe ?

Arrêtons-nous un instant sur un autre élément paradoxal intéressant. La page Facebook de BM n’a que 47 000 likes, alors que celle de TR n’est pas loin des 200 000 likes. Pourquoi ? Bien sûr, il y a  le contexte, élection pénarde vs. urgence environnementale, sanitaire et écologique sur fond de dénonciation de la classe politique libanaise, mais quand même. L’explication se trouve également dans le fait que les Libanais se méfient plus aujourd’hui des phénomènes, qui font beaucoup de bruits pour rien, surtout après la mésaventure TR justement. Peut-être aussi que les candidats de BM n’ont pas réussi à convaincre massivement les Libanais qu’ils incarnent vraiment le changement. Ma mésaventure avec eux en est la preuve. Autre élément intéressant, depuis le lancement de la campagne électorale de BM, fin mars, le mouvement TR n’a communiqué qu’une seule fois sur les élections municipales, pour signifier à ses fans qu’il soutient les mouvements indépendants, sans mentionner la liste Beirut Madinati. Etrange sauf si on reconnait que la réalité est bien amère pour les activistes de la crise des déchets. Les candidats de Beirut Madinati ont su profiter de la vague populaire créée par les activistes de Tol3et Re7etkom. Ils ont aujourd’hui les eaux de Cologne, les éloges et les urnes, quand ces derniers n’ont eu hier, que les odeurs pestilentielles, les gaz lacrymogènes et les canons à eau.

3. Vous avez votre Beyrouth, j’ai la mienne

Comme toutes les élections, celles-ci comportent de bonnes idées et des projets élaborés, mais aussi un grand lot de slogans creux et de promesses vaseuses. Afin de décider pour qui voter, il faut commencer par se poser la question de savoir quelle Beyrouth nous aimerions avoir en 2022, à la fin du mandat du prochain Conseil municipal ? Chacun son idéal de ville.

Dans ma Beyrouth,  l’argent public est sacré. Les candidats ne demandent pas de chèques en blanc aux contribuables beyrouthins. Ils leur présentent des devis précis. Or, ce qui frappe quand on lit les propositions électorales de toutes les listes en compétition, c’est l’absence de chiffrage du coût du programme en question et des moyens de son financement. A lire tous les candidats sans exception, un tirage sur papier dans une imprimerie suffirait à renflouer les caisses de la municipalité.

Dans ma Beyrouth, on s’engage à faire un audit d’entrée et de sortie. C’est d’autant plus indispensable, que tout le monde a la prétention de pouvoir faire mieux que l’équipe sortante de Bilal Hamad. En attendant, non seulement les contribuables beyrouthins ne savent toujours pas comment et sur quoi leur argent est dépensé, mais en plus, ils ne connaissent même pas le budget de leur municipalité.

Dans ma Beyrouth, il n’y a pas de place à la pensée unique, sous aucun prétexte et quel que soit le contexte : "on ne veut pas de l’alliance du 14-Mars et du 8-Mars, oui ils sont jeunes, non ils ne sont pas parfaits, c’est facile de critiquer, c’est difficile d’agir, il faut en finir avec le rouleau compresseur, mais il faut leur donner une chance", et j’en passe et des meilleures. La démocratie est un tout indivisible. On ne peut pas demander l'approbation du peuple et entraver sa liberté d'expression. Enno ma3lé, sma7oulna fiya !

Dans ma Beyrouth, on fait des priorités, justement parce que l’argent public est sacré. La première de toutes, c’est le logement. Partant du principe que nul ne doit être forcé de quitter son logement, il faut donc protéger les locataires. Dans ce cadre, la municipalité devra lutter contre la loi de libéralisation des loyers anciens qui conduira à l’expulsion de la classe moyenne et des natifs de la ville de Beyrouth, à la modification du tissu social urbain, à une spéculation immobilière sans précédent et à la destruction progressive du parc immobilier ancien.

Dans ma Beyrouth, le Conseil municipal ne gaspille pas l’argent public pour acquérir de nouveaux terrains afin de construire de nouveaux jardins publics, comme le proposent tous, où personne ne se rendra. On opte plutôt pour des idées simples et économiques, pour augmenter significativement, aisément et rapidement, la surface des espaces verts à Beyrouth, en cessant de tailler les arbres des trottoirs existants d’une manière grotesque et en boisant massivement toutes les rues de la capitale avec de grands arbres.

Dans ma Beyrouth, la lutte contre le bruit est une priorité absolue. Aucune liste ne s’en soucie. Et pourtant, la nuisance sonore est un cauchemar absolu au pays du Cèdre. Entre l’exubérance du Méditerranéen, qui a la fâcheuse habitude de partager ses nuisances avec son environnement, les pompes à eau, les citernes d’alimentation en eau, les moteurs électriques, les vendeurs ambulants, les taxis-services et leurs saloperies de bips-bips, le klaxon pour un oui et pour un non, les interminables chantiers, la messe et le muezzine aux haut-parleurs, et j’en passe encore et des meilleures, il y a de quoi devenir dingue en 24h top chrono.

Dans ma Beyrouth, le Conseil municipal met un plan de toute urgence pour réduire le volume des déchets produits par les Beyrouthins, au lieu de tout axer sur le tri et le recyclage, afin d’éviter à ces derniers de revivre une nouvelle crise des ordures ménagères durant le prochain mandat municipal.

Dans ma Beyrouth, on déclare la guerre au pullulement des tours hideuses. Dans une ville saturée à tous les niveaux -le trafic routier, l’alimentation en eau, la distribution électrique, l’évacuation des eaux usées, etc.- on n’autorise plus la destruction des immeubles à taille humaine, de 2 à 6 étages, pour construire à la place des tours, de 10, 15 ou 20 étages, qui ramèneront encore plus de monde dans une ville qui est au bord de l’explosion démographique.

4. L’enjeu des élections municipales de 2016 : quel développement urbain nous voulons et nous aurons ?

Je pourrai disserter encore longtemps sur mon idéal de ville et évoquer les embouteillages (que ni les tours ‘Sama Beirut’ ni les autoroutes ‘Fouad Boutros’ vont résoudre), les transports (tout le monde n’a plus que l’idée des pistes cyclables en tête pour faire « pays branché », alors que sur le plan des infrastructures basiques, on est au Moyen-Age), les parkings (mettez-les où vous voulez, mais pas comme sous-sols des jardins publics), la santé (dans une des villes les plus polluées du monde, le thème n’est abordé par personne !), la culture (subventionnez qui vous voulez, mais mollo avec l’art contemporain, l’anaphrodisiaque des temps modernes), les chats et les chiens errants (qu’il ne faut pas empoisonner comme des sauvages), et bien d’autres choses. Mais bon, ça ne sera plus un article mais un programme électoral municipal, surtout que je ne serai plus en disponibilité pour la présidence de la République libanaise, hehehe. Le véritable enjeu de ces élections est la nature même de la ville que nous aurons à l’avenir. Les plans de Beyrouth sur le long terme se dessineront à court terme, au cours du prochain mandat municipal précisément. Il existe deux facteurs déterminants qui me poussent à l’affirmer avec certitude.

Le premier facteur découle de l’entrée en vigueur de la loi de libéralisation des loyers anciens. Elle pourrait être pleinement appliquée au cours de ce mandat, dès que les députés auront remplacé les trois articles invalidés par le Conseil constitutionnel. Principale conséquence : expulsion de la classe moyenne des appartements anciens, elle sera remplacée par une classe aisée.

Le second facteur découle de l’installation massive des ressortissants syriens au Liban. Le pays du Cède est passé en deux ans, de 4,5 millions d’habitants à 6,5 millions. Nous sommes devenus le pays le plus dense au monde, après le Bangladesh. Plus de 65 000 enfants syriens sont nés au Liban depuis 2011. Comme on n’aura pas une Syrie pacifiée et reconstruite dans six ans, une majorité, voire la totalité, des Syriens resteront au cours de ce mandat dans notre pays. Principale conséquence : il n’y a(aura) plus de logements bon marché sur tout le territoire libanais.

La suite est prévisible. Ces Libanais de la classe moyenne, expulsés de Beyrouth par la libéralisation des loyers anciens et la spéculation immobilière, iront donc s’installer dans les régions moins chères des banlieues proches et lointaines de la capitale. A prévoir, des embouteillages monstres pour entrer et pour sortir de la capitale libanaise. Or, la présence massive de ressortissants syriens, qui a épuisé l’offre bon marché en matière de logement, rendra la recherche d'appartements à des prix raisonnables plus problématique qu’auparavant. Dans la cité, les immeubles anciens, débarrassés de leurs locataires anciens, seront détruits et des tours seront construites à la place. Si c’est déjà le cas, le phénomène s’amplifiera à l’avenir. Et pourtant, aucune liste ne s’est prononcée clairement contre la loi de libéralisation des loyers anciens.

Ainsi, l’enjeu majeur de ces municipales est de savoir, dans un contexte aussi alarmant, quel développement urbain nous voulons et nous aurons pour demain : une Beyrouth de plus en plus verticale, avec ses tours poussant dans la cité, ou une Beyrouth de plus en plus horizontale, avec ses immeubles s’étalant au-delà de la cité? En lisant soigneusement les propositions des diverses listes en compétition, je suis très sceptique. Je crains que nous aurons les deux, mais pas pour les mêmes gens : la première sera réservée à une classe aisée, la seconde au reste de la population libanaise.

5. Que faire dimanche : s’abstenir, voter blanc ou voter pour une des listes en lice ?

On peste contre les tours qui poussent comme des champignons et les nuisances de toutes sortes de la vie urbaine, sonores, olfactives et visuelles, d’une ville saturée à tous les niveaux, surtout sur le plan démographique, de plus en plus chère avec une qualité de vie qui se dégrade, comme le montrent diverses études internationales, qui ne dispose que de 0,4 million m² de verdure, alors que Paris dispose de 24 millions m² et Berlin de 64 millions m², mais on ne se rend pas compte qu’au rythme où vont les choses, ce qui nous attend est encore pire, nous aurons à la fois les inconvénients des deux modèles de développement urbain, les tours dans la cité et l’étalement des immeubles au-delà de la cité, sans résoudre pour autant les deux grands problèmes de Beyrouth, la cherté des logements et le manque d’espaces verts.

Dans ces conditions et au prix du mètre carré, il sera donc illusoire de créer des logements sociaux et des jardins publics dans la cité, à part quelques immeubles par-ci et quelques squares par-là, en nombre conséquent pour changer radicalement la donne pour les Beyrouthins. En pratique, je le dis et redis, persiste et signe, il n’existe que deux solutions efficaces et économiques pour éviter cette évolution inéluctable à long terme :

1. L’abolition de la libéralisation des loyers anciens et tout faire pour permettre à la classe moyenne libanaise de rester dans la cité. Les locataires anciens doivent pouvoir acheter les appartements qu’ils louent, afin que les immeubles à taille humaine de Beyrouth échappent aux promoteurs sans scrupules et à l’inévitable destruction, et leur mutation en tours.

2. L’arrêt de la taille des arbres des trottoirs existants, pour en faire de boules grotesques, ainsi que le boisement massif de toutes les rues de la capitale avec de grands arbres, adaptés à la configuration des lieux, pour offrir à tous les Beyrouthins de tous les quartiers sans exception, des espaces verts au pied de leurs immeubles et de leurs fenêtres.

Hélas, aucune des listes en compétition n’a adopté ces solutions révolutionnaires, économiques, réalistes et rapides à mettre en œuvre. Tayeb ya BB, bass bel nesbé la boukra chou, on fait quoi (après) demain ? Ne pas voter et voter blanc ne servent absolument à rien. Le message que les candidats en tireront, dira tout et son contraire : ces citoyens rejettent toutes les listes, mais on peut dire aussi, qu’ils acceptent n’importe quelle liste. Alors qui choisir dans ce contexte ? Parmi l’offre électorale, la liste qui est le plus proche de mon idéal de ville, est « Beirut Madinati », même si sur les deux points essentiels, et sur d’autres points secondaires évoqués précédemment, elle ne me donne pas satisfaction sur mon idéal de ville. Alors, pour moi et pour celles et ceux qui plébiscitent ces propositions, quelle que soit l'issue du scrutin, la lutte continuera au-delà du 8 mai, pour Beyrouth ma ville et pour les Beyrouthins, pour « beirout madinati » et pour l’ensemble des « biyerté » d'un jours ou de toujours.