mardi 30 août 2016

Polémique franco-byzantine autour de l’organe droit situé sur la partie antérieure du thorax de Marianne (Art.384)


La liberté guidant le peuple
Eugène Delacroix, 1830
Musée du Louvre, Paris
Allez, c’est reparti pour une polémique franco-byzantine en trois actes. Dépêchez-vous pour en prendre connaissance, elle expire dans 24 heures.

Acte 1. Manuel Valls, Premier ministre de la République française, affirme dans un meeting politique à Colomiers, sur la place des femmes en France : « Marianne, le symbole de la République, elle a le sein nu parce qu'elle nourrit le peuple, elle n'est pas voilée parce qu'elle est libre. C'est ça la République. C'est ça Marianne. C'est ça ce que nous devons toujours porter. »

« Monument à la République »,
place de la République à Paris, où
Marianne a le sein droit couvert
(perso, juin 2016)
Acte 2. Mathilde Larrere, maitre de conférences et spécialiste des révolutions et de la citoyenneté, ancienne militante du Parti de Gauche, adepte de #NuitDebout à ses heures perdues, d'après sa bio sur Twitter (un mouvement de protestation contre la "Loi Travail" qui a laissé la place de la République à Paris dans un état pitoyable, soit dit au passage ; c'est pour dire, tout l'amour qu'elle porte pour le Premier ministre !), décrète dans un tweet véhément : « Marianne a le sein nu parce que c'est une allégorie, crétin. #Valls ». Mais pourquoi une telle agressivité de la part d'une universitaire ? Allez comprendre. De longues heures de "Nuit Debout" à militer contre la loi Travail du gouvernement Valls sans doute et quelques quarts d’heure de gloire à l’ombre des réseaux sociaux aussi ! Toujours est-il que la prof n’en démord pas, 25 tweets plus tard, elle conclut : « Evidemment, tout ce qui se joue là est l’image que l’on veut donner de la République, et pas du tout ce qu’on veut dire des femmes !!!! » Eh ben oui, chacun "sa" République et ce n'est pas la fin du monde.

Acte 3. Emballement des médias.
- "Sein nu de Marianne" : une historienne corrige ce "crétin" de Valls, Libération.
- Marianne, le voile et les droits des femmes : les propos de Valls agacent une historienne, Le Monde. 
- "Marianne n'est pas voilée" : la sortie de Valls crée des remous à gauche, Le Figaro.
- Marianne et son sein nu : petit rappel historique pour Manuel Valls, L’Express. 
- "Sur le sein nu de Marianne, Manuel Valls manipule l'histoire", Le Point.
- "Marianne a le sein nu" : l'étonnante sortie de Valls contre le voile, Marianne.

Comme si nous n'avions pas assez et par dessus la tête des titres sensationnels à chaque fois que Jean-Pierre Chevènement ouvre la bouche pour s'exprimer sur l’islam, nous voilà confronter aujourd’hui à une belle masturbation intellectuelle, de bon matin et de plein jour. Ne ratez surtout pas la 5e leçon artistique de l’historienne française qui banalise et dépolitise l'art révolutionnaire comme cela l'arrange, afin de démonter les propos du Premier ministre. Concernant la "première allégorie féminine de la République française", Mathilde Larrere nous explique que « son sein est dénudé sur le modèle des allégories antiques, sans que ça signifie quoi que ce soit… juste un code artistique ». Circulez, il n'y a rien à voir, encore moins à dire. Mais voyons, juste un code artistique sans que ça signifie quoi que ce soit de la part des artistes qui s’ennuyaient en cette fin de 18e siècle et qui étaient fortement et exclusivement inspirés par l’Aphrodite de Praxitèle et la Vénus du Titien. D’un grotesque ! Dans tous les cas, la première allégorie de la République française d'Antoine-Jean Gros avait bel et bien la poitrine à moitié dénudée. J'y reviendrai.

Autre confusion créée par l'historienne, c'est l'affirmation dans la leçon n°4 que « Cette 1re république par ailleurs ne s'appelle pas Marianne, le prénom est postérieur ». Postérieur, comme si c'était des lustres plus tard ! Encore un tweet nécessaire pour justifier l'attaque hystérique de Manuel Valls, mais qui est très approximatif et induit en erreur. Le prénom Marianne est issu d'une chanson révolutionnaire du pays albigeois qui a accompagnée la naissance de la première République française le 22 septembre 1792. C'est un mot-valise né de la fusion de Marie et d’Anne, qui fut adopté par les révolutionnaires et républicains pour se différencier de l'ancien régime et des aristocrates. Ainsi, on voit bien que Marianne se confond avec la première République française, elle incarne ses valeurs regroupées dans la devise "Liberté, Egalité, Fraternité" et dont l’allégorie dénudée n'est pas juste un code artistique. L'activisme et l'histoire ne font pas toujours bon ménage.


Et encore, s'il n'y avait que cela ! Tenez, ne ratez pas non plus la leçon n°8 : « En 1848, la République naissante lance un concours de représentation de la nouvelle allégorie du régime ». La suite est dans la leçon n°11, où l’historienne nous apprend « qu'il y a la marianne ‘sage’, cheveux attachés, seins couverts, pas d’arme, sagement assise ». Le tweet est accompagné d'une peinture, sans plus de précisions. En réalité, il s'agit d'une œuvre d'Ange-Louis Janet, alias Janet-Lange, un illustrateur et peintre parisien. Fort intéressant sauf que Mathilde Larrere s’abstient de préciser que « près de sept cents artistes concoururent anonymement, parmi lesquels Janet-Lange, mais aucun projet ne fut retenu ». Eh bien, ça change tout ! Mettre à pied d’égalité la Marianne nue et la Marianne habillée, depuis que Marianne existe, dans le seul but de contredire Manuel Valls, est tout simplement une hérésie historique !

Par ailleurs, l’historienne s’est emmêlée dans ses tweets en affirmant « qu’en 1830, Delacroix peint sa Liberté qui n’est pas une République, mais une liberté (Eugène n’étant pas républicain) ». C’est un peu court, très chère ! Il y a même beaucoup de raccourcis et de libertés dans ce tweet de moins de 140 caractères. En somme, tout ce que l’historienne reproche au Premier ministre. La femme du peuple, meneuse charismatique, fougueuse et victorieuse, portant le drapeau tricolore, aux couleurs vives comme pour souligner la grande importance de cet élément dans cette mise en scène, vers laquelle des regards convergent, a un décolleté pigeonnant laissant un sein à l'air libre et elle est coiffée du bonnet phrygien, l'un des attributs de Marianne et des symboles de la République française. Rien n'est dû au hasard ou à des réflexes artistiques. L’allégorie renvoie à la Révolution de 1789 et ses sans-culottes. Et de ce fait, cette créature mi-concrète mi-abstraite, peinte dans les traits incontestables de Marianne, s’est imposée rapidement, à juste titre, comme une allégorie à la fois de la liberté ET de la République française, n'en déplaise à l'historienne. Dire que le peintre n’était « pas un républicain », comme l’affirme Mathilde Larrere, est quelque peu ridicule si on prend en considération que son principal client et commanditaire était le pouvoir royal de l’époque, le régime de Charles X ! L'artiste ne pouvait donc pas faire autrement. Une chose est sûre et certaine, il n'était absolument pas anti-républicain, sinon, il n'aurait pas peint un tableau aussi puissant et de cette manière. Eugène Delacroix s’est inspiré des événements survenus à la fin du mois de juillet 1830 pour peindre « La liberté guidant le peuple » de Paris. D'ailleurs, il dira à son frère à cette occasion, «  j’ai entrepris un sujet moderne, une barricade, et si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle ». La "patrie", le mot ne doit rien au hasard non plus. Cela permet de mieux comprendre son tableau et le message qu'il voulait faire passer. 

On peut écrire encore bien des choses sur le sujet. Comme par exemple, que la première allégorie de la République française fut réalisée par Antoine-Jean Gros en 1794. Elle est illustrée par une jeune femme, armée d’une pique renversée qui est surmontée d’un bonnet phrygien. Elle a le sein droit découvert. A ce propos, le jeune peintre écrivit à sa mère : « Ma grande figure de la Liberté ou République française, est terminée ; on en paraît content... Elle est au moins passable, enfin j’ai fait ce que j’ai pu ».  Notez bien l’association des deux termes, la République française et la Liberté, la première des devises de la Révolution. Sachez aussi qu’Antoine-Jean Gros figure parmi les peintres qui ont influencé Eugène Delacroix. C'est le clin d’œil de l'histoire, le tableau allégorique de La Liberté guidant le peuple était prédestiné à devenir La République guidant le peuple.

« Tiomphe de la République »,
place de la Nation à Paris, où
Marianne a le sein droit nu
(Photo Louiseloute, Wikimedia Commons)
Morale de l’histoire et de cette polémique franco-byzantine : Valls a tout simplement fait de la Marianne au sein nu une métaphore, crétine, pour évoquer sa vision de la République et la place des femmes dans celle-ci. Depuis l’Antiquité et jusqu’à la fin des temps, la poitrine féminine nue symbolise une pureté esthétiquenaturellement fantasmée, la mère nourricière, forcément protectrice, la femme sensuelle, évidement désirable, et l’être humain épris de liberté, une liberté absolue. On peut être féministe et se réjouir d'autant de symboles façonnés au cours de l'histoire de l'humanité, et même avoir la science infuse, sans chercher midi à quatorze heures pour autant.