dimanche 23 juin 2013

Le « festival de Baalbek » doit se (main)tenir à Baalbek et nulle part ailleurs. Non, mais quoi encore ! (Art.158)


Eh oui, nous venons de l’apprendre, le festival de Baalbek sera délocalisé. Non, mais quoi encore ! Métél Qahwét lé2zéz, yémkinn ? Certes, ça n’a rien à voir, mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser aujourd’hui. Quand on m’a rapporté à la fin de l’année 2010 que le plus vieux café libanais du quartier traditionnel de Gemmayzé allait fermer ses portes quelques jours plus tard, j’avais cru un instant que c’était un canular de connards, avant de réaliser amèrement que rien dans ce pays nase ne pouvait couper l’appétit d’ogre des promoteurs, ella eza kholso zaitétoun lal chabibé... et encore, les héritiers continueraient ! J’étais fou de rage, mich la2énno kénét yatti2 be qahwét lé2zéz kel el nhar, mais parce que ce lieu mythique, que tout Beyrouthin de ma génération connaissait de nom, allait disparaître.

Il faut savoir que Qahwét lé2zéz, Café des Vitres, occupait la même place populaire à Beyrouth que le Café de Flore ou les Deux Magots avaient sur le plan littéraire à Paris, avant leur snobinardisation. Nous nous sommes mobilisés pour sauvegarder la mémoire des lieux, en vain. Qahwét lé2zéz a été expulsée du quartier de Gemmayzé vers Antélias. Le propriétaire aurait promis de conserver ce magnifique immeuble du début du 20e siècle. Mais, au prix du mètre carré à deux pas de la place des Martyrs, je doute qu’il tienne sa parole. Comme l’Etat libanais a d’autres chats à fouetter que de s’occuper de l’héritage culturel dont il a la charge, et de se faire respecter, dans les meilleurs des cas, la façade du bâtiment pourrait être conservée et une tour moderne hideuse d’une douzaine d’étages, lui sera accolée derrière. C’est parce que rien ne semble pouvoir arrêter l’expulsion systématique de la classe moyenne libanaise, les hommes et la pierre, des quartiers historiques de Beyrouth (centre-ville, Gemmayzé, Achrafieh, etc.), Qahwét Lé2zéz ne renaitra donc pas de ses cendres à Beyrouth mais à Antélias. Après 90 ans d’existence (1920-2011), une page s’est définitivement tournée, sur ce lieu enfumé par les senteurs des narguilés, dont la large devanture vitrée a été témoin de tant de discussions houleuses, d’éclats de rire, de bagarres politiques et de partis de trictrac. 

Wou chou 2ossit mahrajénn Baalbak ? On nous dit que le festival international de Baalbek sera délocalisé, vers une destination encore inconnue, pour des raisons de sécurité, à cause de la situation en Syrie précisément. Je ne rentrerai pas dans une polémique stérile sur les détails sécuritaires, mais une simple réflexion de bon sens. Wlak chou wé2fé 3a Baalbak, ma el balad kéllo 3a kaf 3afrit ! Et puisqu’il en est ainsi, je pense sérieusement que pour des raisons sécuritaires, ils devraient, el qayiminn 3layna, délocaliser les 3,5 millions de Libanais quelque part dans ce monde, je ne sais pas, sur les îles grecques par exemple, en attendant de jours meilleurs. Bérabkoun, est-il est plus dangereux d’être à Baalbek que dans la banlieue de Beyrouth, à Kéhalé, Ballouné ou Chiyah par exemple, où plusieurs roquettes Grad sont tombées en l’espace de quelques semaines, sans qu’on sache ni qui les a tiré, ni pourquoi on les a tiré, ni quand ça va se répéter ?


Mais, au-delà des contraintes sécuritaires, je voudrais vous faire part de mes craintes au sujet du festival de Baalbek. Avant cela, trois constats amers. Au Liban, tout le monde sait que les prétextes ne manquent jamais pour faire avaler des couleuvres aux gens, tout ce qui est temporaire risque fort bien de devenir définitif, et le « on fera mieux » se révèle toujours être une énorme déception, quand ce n’est pas un grand désastre. Trois illustrations. D’abord, avec les Souks de Beyrouth, qui ont été reconstruits « en plus beau », nous dit-on, mais en plus luxueux surtout, ce qui fait que depuis leur inauguration ce sont des lieux déserts, où l’on vende des choses hors de prix, alors qu’à l’origine aswé2 beïrout étaient des lieux populaires qui grouillaient de monde, et qui n’avaient rien à envier au Grand Bazar d’Istanbul. C’est à se demander, si les nouveaux souks ne sont pas devenus un Disneyland commercial, pour blanchir l’argent sale et pour bourgeoises qui s’ennuient ! Ensuite, avec la place des Martyrs, la place des Canons, sé7ét el bérj, un magnifique lieu, un bouillon de culture et de vie autrefois. Ce lieu qui avait tout au début du siècle dernier pour devenir notre place des Vosges, un décor à la parisienne, n’est aujourd’hui au début de ce siècle qu’un immense parking du tiers-monde, en attendant l’arrivée des tours hideuses, un décor à la dubaïote, des immeubles au luxe ringard et hors de portée de la classe moyenne. En deux mots : une honte ! Enfin, actualité oblige, avec le  jardin de Geitawi qu’on voudrait transformer en un parking de 700 places, pour les nantis d’Achrafieh, en promettant de refaire un jardin plus beau à la fin du chantier, alors que deux tiers du sous-sol sera bétonné, empêchant la plantation de grands arbres !

Tayeb, bass ma fhemna chou 2ossit el mahrajénn ya Baalbaki ? Baalbek, mon amour ! C’est un choix personnel. Je l’ai adopté comme on adopte un enfant. Pendant longtemps, comme tous les djeunes, je m’en foutais de Baalbek et de son héritage archéologique. Je ne connaissais cette ville qu’à travers les photos sépias de mes parents, la bonne ambiance d’avant la guerre. Après, niet. A l’étranger, quand on apprenait que j’étais Libanais, on me parlait plus souvent des qualités de Marie-Jeanne de la Békaa, « bonne » par rapport à Marie-Jeanne de Casablanca !, que des ruines du Temple de Jupiter, encore moins de celles de Vénus ! Il a fallu attendre la fin de la guerre et les années 2000, pour que je découvre comme un touriste étranger, cette cité phénicienne et gréco-romaine bénis des dieux, Baal en tête, dieu phénicien de l’orage, de la foudre et de la pluie. 


Je me souviens encore de cette joie immense qui m’a envahi en montant les marches de ce sanctuaire. Plus que de la joie, une grande fierté m’avait submergé. Découvrir Baalbek, après avoir parcouru l’Italie et la Grèce, m’a permis de comprendre pourquoi le Liban occupait une place si particulière dans la mémoire occidentale, surtout d’une certaine génération. J'ignorais, comme beaucoup de mes compatriotes, qu'au Pergamon Museum de Berlin, se trouve par exemple cette corniche de l'entablement des colonnades de la cour du Temple de Jupiter, photo ci-contre, une preuve extraordinaire du raffinement de l'architecture de Baalbek. Le sanctuaire de Baalbek est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial depuis 1984 car « Le site archéologique de Baalbek représente un complexe religieux d'une valeur artistique exceptionnelle. Son majestueux ensemble monumental... reflète l'amalgame des croyances phéniciennes et des dieux du panthéon gréco-romain dans une étonnante métamorphose stylistique... C’est l'un des témoignages les plus imposants de l'époque romaine à son apogée... Il compte parmi les plus grands temples romains jamais construits et parmi les mieux préservés. » On ne se rend vraiment pas compte, nous autres Libanais, de la chance que nous avons !

Et sur ce site exceptionnel a lieu depuis 1956, grâce au président Camille Chamoun, le Festival international de Baalbeck, qui a depuis l’origine comme objectif de promouvoir la vie culturelle au pays du Cèdre. Disons sans exagération aucune, que ce festival est unique dans le monde arabe puisqu’il offre à divers artistes, danseurs, comédiens et musiciens d’horizons différents, du Liban et du monde entier, l’occasion de se produire devant un public libanais et arabe essentiellement, dans un merveilleux cadre à Baalbek, sur le site d’Héliopolis, la ville gréco-romaine du soleil, voire dans l’enceinte même du somptueux temple de Bacchus, Bakhos, le dieu romain du vin, comme on peut le voir dans cette magnifique performance de la chanson Habibi par Mashrou3 Leila lors de la saison 2012 ! 

Et ce n’est pas tout. Ce qui rend cette manifestation culturelle encore plus exceptionnelle c’est qu’elle se déroule de nos jours dans le fief du Hezbollah. Et là résident les problèmes. On sait que ce parti théocratique méprise tout ce que ce site archéologique et ce festival peuvent représenter aux yeux des Libanais. On sait aussi que le soi-disant parti d'Allah a commencé depuis un long moment déjà, à utiliser ce lieu de notoriété mondiale, comme support publicitaire pour sa propagande, dans l'indifférence générale des pouvoirs publics, comme le montre la photo ci-contre, prise lors du festival de 2010. On sait également que la milice chiite ne fait rien, mais absolument rien, pour faciliter la vie des organisateurs du festival et permettre au public, d’assister sereinement à ces spectacles et à ces concerts de plein air. Bien au contraire, tout est bon pour troubler le bon déroulement du festival : la musique ambulante des voitures, les klaxons intempestifs, l’incendie des ordures ménagères, le muezzin qui force la dose, et évidemment, les tirs de kalachnikov avec ou sans raison, pour rappeler à celui que la musique l’a fait planer quelques minutes de revenir sur Terre, et à celle qui a oublié pendant un laps de temps où elle se trouvait, de se souvenir qu’elle est sur les Terres de la milice du Hezbollah.

Et comme si on n’avait pas suffisamment de problèmes comme ça, la crise syrienne vient donc de se greffer sur les problèmes existants, ce qui a poussé les organisateurs à décider de délocaliser le festival. Allons-y pour le festival de Baalbek place Sassine, rue Verdun, dans les jardins de Zouk Mikhael, à Beiteddine comme l’a proposé Nora Joumblatt (la directrice du Festival de Beiteddine, l’épouse de Walid Joumblatt... tiens, tiens, l'opportuniste !), et pourquoi pas à Nahr el-mott et qu’on en finisse ! Et puisqu’on y est, pourquoi ne pas organiser le festival de Cannes à Trifouilly-les-Oies et trifouiller les oies du Sud-Ouest place de la Concorde à Paris, et remplacer le Festival du Cinéma américain de Deauville par le Festival du film égyptien à Amsterdam, et décider que la prochaine Berlinale se tiendrait à Téhéran et serait rebaptisée en Téhéranade ! Décidément le monde ne tourne pas rond. En tout cas, certainement pas au Liban.

Si la situation sécuritaire dans notre pays ne permet vraiment pas d’organiser le festival de Baalbek à Baalbek, il faudrait peut-être annuler la saison 2013 purement et simplement que d’organiser le festival de Baalbek ailleurs ou encore mieux, déprogrammer certains artistes étrangers frileux, continuer avec ceux qui maintiennent leur participation et en inviter d'autres, connus et moins connus, Libanais et étrangers. Comme tout le monde le sait, dans notre pays, plus qu’ailleurs, la nature a horreur du vide et tout ce qui est temporaire risque de devenir définitif, notamment avec la bonne volonté du Hezbollah et sa détermination, à expulser de son fief, un festival culturel qu’il ne contrôle pas. Délocaliser le festival de Baalbek, c’est rendre service au Hezbollah. Il en rêvait sans jamais oser le demander. Ça sera fait, ou en voie de l'être. Maintenant, il ne lui reste plus que de faire en sorte que le festival n’y revient plus, et qu’il soit plutôt remplacé par quelque chose qui soit moins subversive et plus conforme avec « la culture de la résistance ». C'est tout simplement écœurant. Il faut donc en être conscient. Wa man lahou ouzounann sami3atann, fal yasma3. A bon entendeur, salut.