mardi 27 novembre 2018

Une semaine de haute gastronomie à Paris et c'est Gérald Darmanin, ministre des Comptes publics, qui régale (Art.579)


Ce n'est pas n'importe qui. Il est le ministre de l'Action et des Comptes publics. Gérald Darmanin était invité à prononcer un discours sur les États de la France à la Sorbonne le 22 novembre, en pleine turbulence sociale des gilets jaunes, ces protestations organisées aux quatre coins de la France contre la hausse des prix du carburant. C'est pour dire, il devait mettre le paquet dans cet événement destiné aux responsables d'entreprises étrangères implantées en France et consacré à l’attractivité de l'Hexagone et de sa capitale, Paris. « Nous devons entendre et comprendre, ce que c'est de vivre avec 950 euros par mois quand les additions dans les restaurants parisiens tournent autour de 200 euros lorsque vous invitez quelqu'un et que vous ne prenez pas de vin » (AFP). Waouh, c'est très fort.

Dimanche, il revient sur sa bourde et assume fièrement ses propos : « J'ai illustré le Brexit intérieur... J'ai dit exactement la chose suivante: qu'il y a des choses qui relevaient du scandale. Et qu'il y avait une frustration profonde de ceux qui bossaient. Et qu'un certain nombre de personnes vivent dans un monde déconnecté ». Merveilleuse illustration de la politique de l'autruche et de la déconnection des politiciens de la réalité.


Ce sont les propos texto de ce ministre inamovible des gouvernements Philippe I et II, conseiller régional des Hauts-de-France, ex-membre du parti Les Républicains, ex-vice président du conseil régional des Hauts-de-France, ex-maire de Tourcoing, ex-député du Nord, ex-conseiller régional du Nord-Pas-de-Calais, juriste, diplômé de Sciences-Po et âgé de 36 ans.

Je ne voudrais pas être désagréable et impoli, mais on dénombre trois bêtises dans la déclaration du jeune ministre français :

1. Le SMIC français se situe actuellement à 1 185 €/mois. Le seuil de pauvreté en France est égale à 50% du revenu médian (qui divise la population active en deux), soit 898 €/mois, selon les dernières statistiques disponibles. Ainsi, les 950 € de Darmanin ne correspondent à rien de concret, c'est un montant balancé comme ça.

2. Quand on gagne 950 €/mois, non seulement on ne va pas dans un resto à 100 € le menu, et combien même, on ne joue pas au grand prince et à la princesse avec sa-son dulciné-e et ses amis. On peut préparer chez soi un festin de Babette avec trois fois rien.

3. Il faut vraiment méconnaitre Paris pour dire que « les restaurants parisiens tournent autour de 200 euros lorsque vous invitez quelqu'un et que vous ne prenez pas de vin ». Certes, Paris est une ville chère, mais à 100 € par personne, on a la majorité des restaurants de la capitale à portée du palais.

Pour s'en convaincre, Darmanin doit, soit aller sur le terrain, soit m'inviter au resto! C'est une sélection de quelques adresses huppées. Je choisis les menus, je lui laisse les additions.

• Lundi. Pour sceller notre amitié, je te propose un lieu d'exception, qui était une élégante auberge autrefois, en 1582, LA TOUR D'ARGENT, une étoile au guide Michelin. Nous ne parlerons pas de politique, ni de religion d'ailleurs. Au menu, « Quenelle de brochet, hommage au grand-père ». Une quenelle, mince! Je jure je n'ai pas fait exprès. En tout cas, la quenelle de la Tour est « glacée aux œufs de brochet sauvage, sauce fleurette aux liserons d'eau et des capucines ». On aura aussi de la « Langoustine vivante, juste cuite, des noix de Saint-Jacques de Port-en-Bessin à peine déshydratées et un velouté de choux-fleurs aux herbes marines ». On va se régaler à petit prix, 210 € pour l'addition. Un spectacle gastronomique avec vue imprenable sur la Seine.

La Tour d'Argent (photo du site internet)

Quel dommage que nous ayons épuisé notre budget, là vraiment, on ne pourra pas arroser le repas avec l'une des 400 000 bouteilles de la cave de la maison. En plus, c'est fermé le lundi et on est mardi, double dommage.

• Mardi. Puisque nous sommes potes nous irons dans une brasserie, au CAFÉ MARLY, qui se situe dans la Cour Napoléon du somptueux palais du Musée du Louvre. L'Ode à la joie de Beethoven, l'hymne officiel de l'Union européenne, y raisonne encore. Tu sais, c'est là où Macron est devenu Jupiter en quelque sorte. Oh, un an et demi après, certains n'ont toujours pas digéré ni l'élection ni l'intronisation. Qu'est-ce que tu en penses Gérald?

Café Marly (photo du site internet)

Quelques soient les combinaisons, nous serons à moins de 200 € pour deux personnes avec formule complète entrée-plat-dessert, des huitres ou du foie gras inclus, vin, eau et café compris. Si tes goûts de luxe te portent sur un Pauillac 2003 du Château Mouton Rothschild, ça sera à tes risques et périls, 1 050 € la bouteille. Et si tu es un amateur de caviar, alors l'ami, il faut compter 125 € les 30 g, pour un aliment que seul le snobisme gastronomique rend comestible. Ici même un Margaux 2012 du Château Margaux est à 98 €. Avec les 102 € qui nous restent, nous pouvons nous offrir, tiens-toi bien, du « Foie gras de canard 'suffisant pour deux' » et deux « Magnifique côte de veau '350 g' », une pour chacun, les précisions sont données par la maison, voire deux omelettes par personne. C'est pour dire et pour t'assurer que tu ne resteras pas sur ta faim Gérald!

• Mercredi. Je te propose d'aller dans le quartier des Champs-Elysées, où les « gilets jaunes » se sont déchainés samedi dernier en espérant égratigner Jupiter, en vain. Pas n'importe où. Le RESTAURANT LASSERRE, c'est une étoile au guide Michelin, « une cuisine d'une grande finesse ».

Restaurant Lasserre (photo du site internet)

Le temps ne nous permettra pas de profiter du fameux toit ouvrant de cet magnifique hôtel particulier au 1er étage, mais nous serons bien au chaud au rez-de-chaussée dans un salon privé, pour discuter de ta triple bêtise. Pour être dans le budget, nous ne prendrons pas d'entrées, cela va de soi. Je ne peux que te conseiller comme plat de résistance, les « Aiguillettes de cabillaud en extraction de coco de Paimpol à la sauge, tomates caramélisées et câpres » et après, une « Sélection de fromages affinés » pour 97 €. Comme c'est toi qui paiera, je vais en profiter pour prendre une « Selle d'agneau de lait et girolles étuvées, fines Arlettes de pommes de terre iodée », avec la spécialité de la maison, des « Crêpes Suzette », flambées à table svp, le tout pour 112 €.


Oh, comme nous ne retournerons pas de si tôt, on peut prendre le menu déjeuner, 90 € sans boissons ou 120 € vin, eau gazeuse, café et mignardises compris. Tu vois, même chez Lasserre, ta fabulation à 200 € l'addition sans vin, ne tient pas la route !

• Jeudi. Après la parenthèse de luxe d'hier, nous irons au CAFÉ DE FLORE. On ne peut pas faire plus parisien! Ce café-restaurant du quartier Saint-Germain-des-Prés, était le « siège social » de nombreux écrivains et artistes, dont le couple Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, un des plus célèbres « idiots utiles » de l'après-guerre. Aujourd'hui, cette espèce est légion dès qu'on aborde la guerre en Syrie. Toujours est-il que le Flore a beau être célèbre, il est à la portée de tout le monde du moment où l'on évite ce Bordeaux exceptionnel de la région de Pomerol, le Petrus 1999, à 3 200 € la bouteille et quelques grands vins classés ou les champagnes. On y trouve des Saint-Emilion et du Haut-Médoc à 40 ou 50 € la bouteille. Pour la cuisine, ça ne casse pas trois pattes à un canard. Tu as compris Gérald, là-bas, tu paieras le lieu surtout. Snobisme? Et comment! Une Salade niçoise à 22 €. Oui je sais, toutes les « salades » de tous les restaurants du monde sont des arnaques! Du confit de canard à 23 €, une assiette de trois fromages à 21 €, etcetera, etc. Et si on se retrouve au petit déjeuner, nous aurons, du café, du thé et quatre croissants au beurre pour une vingtaine d'euros. Que demande le peuple de plus! Dans tous les cas, au déjeuner comme au diner, nous serons largement en-dessous de ton budget, 200 €, repas complet et vin compris, et tu pourras même t'offrir une tasse, un verre ou un mug signé par la maison.

• Vendredi. C'est le début du weekend, alors nous adopterons la formule cool & zen. Comme j'ai décidé qu'il fera beau et doux, je te propose les BERGES D'ILE-DE-FRANCE, mon restaurant préféré. Je m'occupe de tout, même de ramener des verres à vin. Je connais un snack libanais rue Rambuteau, Traiteur Beyrouth. Il n'est pas mal. Pas aussi bon que Joseph à Sin el-Fil, mais les gars qui le font tourner sont quand même beaucoup plus sympas. Avec Joseph, l'hospitalité libanaise en prend un sacré coup! Le Beyrouth de Paris est tout petit, mais bien situé et tu peux être sûr, il y a toujours la queue de midi à minuit, et pas beaucoup de Libanais d'ailleurs. Nous prendrons des sandwichs. Chawarma poulet, double dose de toum akid, chawarma viande, un kafta-hoummous et un falafel. 4 sandwichs à partager pour maxi 25 €. Et comme c'est la saison, nous passerons au Monoprix s'acheter un Beaujolais Nouveau, Georges Duboeuf, le meilleur, à 7,50 € la bouteille. Pour la table, je te propose une de celles des bords de la Seine (photos de l'en-tête et ci-dessous pour te mettre l'eau à la bouche!), installées sur le quai de Gesvres, entre la Conciergerie et l'Hôtel-Dieu. Nous boirons à la santé d'Anne Hidalgo, la maire de Paris, que ça te plaise ou non. C'est grâce à elle que le rêve de piétonnisation des berges de Paris fut réalité.

Et si tu as encore un peu de place, nous prendrons un dessert dans l'ambiance de velours du ZIMMER tout à côté (créé par une famille alsacienne en 1896 et fréquenté par de nombreux écrivains et artistes, dont Jules Verne, Emile Zola et Sarah Bernhardt ; rien à voir avec l'oiseau de mauvais augure, Zemmour!). Même s'il y a le choix, le nôtre se portera sur une tarte Tatin servie légèrement chaude, accompagnée de son pot de crème fraiche et d'un expresso, pour 25 euros. Ça nous fera un délicieux repas improvisé et arrosé, en toute liberté, dans l'un des plus endroits de Paris et pour moins de 60 euros en tout et pour tout. La preuve qu'on n'est pas obligé d'être coincés entre la chaise et la table, et dépenser une fortune, pour manger de bonnes choses et s'interdire un bon vin à cause de la cupidité des restaurateurs. Tiens, au passage, dis à Manu qu'il faudra copier les Australiens, en offrant aux gourmets, gilets jaunes compris, la possibilité d'amener leurs bouteilles de vin dans les restaurants, moyennant le paiement symbolique d'une « taxe bouchon ». Et pourquoi pas, remplacer la taxe carbone par la taxe bouchon! Encore une taxe me diras-tu, mais c'est pour la bonne cause du peuple. Il picolera plus et oubliera la politique. Au passage, au Zimmer, deux menus complets avec une « Soupe à l'oignon gratinée », du « Foie de veau persillé, écrasé de pommes de terre » et une « Tarte Tatin », arrosée avec une bouteille de Sancerre rouge, le ministre ne paiera que 123 euros. Et même si on prend un Saint-Estèphe, l'addition se stabilisera à 150 euros. Non mais, je ne sais toujours pas où il mange Darmanin!

• Samedi. Après le repas sur le pouce de la veille, surprise chic, nous embarquerons sur DUCASSE SUR SEINE, pour une expérience gastronomique et touristique unique à Paris. Depuis septembre 2018 seulement! Rendez-vous à midi tapante. Tache d'être à l'heure et prévois deux heures quand même. Nous pourrons admirer les plus beaux monuments de la capitale, de la Tour Eiffel à Notre-Dame, d'un angle très original, la Seine.

Ducasse sur Seine (photo du site internet)

Au menu, le chef cuisinier Alain Ducasse, enfin un des 35 lieutenants du business man, nous propose un menu en trois temps avec au choix trois entrées, trois plats et trois desserts, dont un « Velouté de courge butternut et châtaignes », une « Pièce de veau au sautoir (avec sucs de cuisson) » svp et une « Pomme caramélisée, fèves tonka et vanille ». Le tout pour 100 € par personne, ton budget Gérald au centime près! Au passage, nous serons sur un bateau électrique. La hadir wala bosta wala man ya7zaroun, navigation silencieuse sur la Seine.

• Dimanche. On peut se faire un brunch au CHALET DES ILES, 60 €/personne, en plein Bois de Boulogne. Tiens, on pourras même faire un jogging autour du lac, qu'est-ce que tu en dis Géro? Et comme on sera à 80 euros d'économie à deux, on peut s'offrir le luxe de descendre 1 bouteille de Saint-Julien (un Château Lagrange 2011 ; on n'aura que 15 euros de plus sur ton budget provisionnel), ou 2 bouteilles Saint-Emilion (un Château Milon 2016), et pourquoi pas 3 bouteilles de Brouilly (ah, j'ai un faible pour les Beaujolais!). Oh ne t'inquiètes pas, même avec 3 bouteilles de vin rouge, tu ne pourras pas faire une bourde plus grande!


On voit bien avec tout ce qui précède à quel point Gérald Darmanin est déconnecté de la réalité. C'est à se demander où il mange vraiment à Paris. Non seulement, on peut déjeuner, dîner et boire à deux, pour nettement moins de 200 euros, dans l'écrasante majorité des restaurants, brasseries et bistrots parisiens, mais surtout, on peut le faire dans les meilleurs restaurants de la capitale française avec un budget de cette importance. Alors de deux choses l'une : soit notre ami ne connait toujours pas Paris, soit il ne fréquente que quelques rares restaurants hors de prix dans la capitale. Dans les deux cas, c'est fâcheux pour un ministre qui est censé gérer les comptes publics.

Alors toute la question est de savoir, comment quelqu'un aussi déconnecté de la réalité, et surtout dépourvu de bon sens - sinon, il n'aurait pas commis la bourde, encore moins, assumé! - peut être un bon ministre? On ne peut qu'avoir de sérieux doute. En tout cas, nous devons le remercier de nous avoir donné l'occasion de faire cette excursion gastronomique dans une des plus belles villes du monde.

Enfin, n'allez surtout pas croire que seul Gérald Darmanin vit dans son monde. Prenons la mode de cet automne, après les dégâts occasionnés par le défilé des « gilets jaunes » sur les Champs-Elysées samedi dernier. Quelle formidable bulle sociale, totalement déconnectés de la réalité, eux aussi et à leur manière. Mais ça, c'est une autre histoire, qui mérite un article à part. Allez, santé!


Nota Bene

La piétonnisation d'une partie des rives de la Seine par la mairie de Paris est motivée par la nécessité de protéger ces lieux inscrits par l'Unesco en 1991 sur la Liste du Patrimoine mondial pour les raisons suivantes :

. Critère (i) : « Les quais de la Seine sont jalonnés d’une succession de chefs-d’œuvre architecturaux et urbains édifiés du Moyen-Âge au XXe siècle, dont la cathédrale Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, le palais du Louvre, le palais de l’Institut, l’Hôtel des Invalides, la place de la Concorde, l’École militaire, l’Hôtel de la Monnaie, le Grand Palais des Champs-Élysées, la Tour Eiffel et le palais de Chaillot. »

. Critère (ii) : « Certains édifices des bords de Seine, comme Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, ont constitué une référence certaine dans la diffusion de l’architecture gothique, cependant que la place de la Concorde ou la perspective des Invalides ont influencé l’urbanisme des capitales européennes. L’urbanisme haussmannien qui marque la partie ouest de la ville a inspiré la construction de grandes villes du Nouveau Monde, en particulier en Amérique Latine. Enfin la tour Eiffel, le Grand et le Petit Palais, le Pont Alexandre III et le Palais de Chaillot sont des témoignages insignes des expositions universelles dont l’importance a été si grande au XIXe et au XXe siècle. »

. Critère (iv) : « Réunis par un paysage fluvial des plus majestueux, les monuments, les ouvrages d’art et les édifices de représentation des rives de la Seine à Paris illustrent tour à tour avec perfection la plupart des styles, des arts décoratifs et des manières de bâtir utilisés pendant près de huit siècles. »